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Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand.
A l’automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?
Gaëlle Nohant
416 p.
Grasset
Ma Note

Le jamais plus de Treblinka est un mantra que des sourds psalmodient pour des aveugles. À quoi bon s’échiner à rendre un nom à une victime, quand partout les hommes continuent à brutaliser, exploiter, détruire tout ce qu’ils touchent ?
La Seconde Guerre mondiale est une source d’inspiration intarissable, Gaëlle Nohant reprend le thème sous un angle encore différent, un sujet dont je n’avais personnellement jamais entendu parlé, une institution qui agit en toute discrétion, l’International Tracing Service. À partir de cette agence dont l’existence n’a rien de fictif, Gaëlle Nohant a brodé des histoires, des destins, des drames de familles juives, ou simplement d’ennemis, de gens au mauvais endroit, passés, souvent décédés, par un camp de concentration. Je ne connaissais pas Gaëlle Nohant, le résumé m’a semblé très prometteur et mon intuition s’est révélée fort juste. On a beau lire et relire des fictions qui prennent racine dans ces cinq années de guerre, si l’écriture et le récit sont authentiques, les émotions sont les mêmes : Le bureau d’éclaircissement des destins sort chez Grasset le 04 janvier.

Irène est employée à l’International Tracing Service, basé en Allemagne à Bad Arolsen, non loin de Francfort, géré par la Croix-Rouge jusqu’en 2015, dont le but est de restituer les objets retrouvés aux descendants des défunts assassinés dans les camps. Ils répondent également aux demandes de ces mêmes descendants, et mettent leurs archives à disposition aux chercheurs et autres professionnels. Je ne vais pas m’engager dans un exposé de ses fonctions et de son histoire, si vous lisez ce roman, vous trouverez toutes les réponses à vos questions, sinon, il dispose d’un site internet. Irène, mère d’un jeune homme, ex-femme d’un Allemand de bonne famille, travaille là-bas, la nature de ce travail fait qu’elle y passe plus de temps que nécessaire, à rechercher et retrouver les héritiers oubliés. Elle réceptionne un jour un médaillon que possédait une vieille femme sur le point d’être enterrée et dont le fils doute de sa provenance, il le restitue à l’ITS, pris dans les mailles d’une culpabilité qui ne lui appartient pas. À partir de ce médaillon, ce n’est pas seulement une vie, qu’elle va s’acharner à remonter, c’est tout un réseau de destinées écourtées, blessées, amputées : certains d’entre eux sont morts aux camps, certains sont arrivés à s’échapper, physiquement s’entend, car il en va autrement psychologiquement, beaucoup sont juifs, mais pas seulement. L’ignominie nazie touche tout le monde et de toutes les façons, pas seulement à travers les camps. Les enfants dits aryens étaient enlevés à leur famille d’origine. On condamnait les parents récalcitrants, aussi allemands et blonds, furent-ils.
Outre les histoires personnelles de chacun, il est question de la culpabilité que portent les descendants de ces nazis, ouvertement, ou par obligation. La mémoire est un mécanisme protecteur, sélective, qui va enfouir ses hontes dans un oubli protecteur, confortable et opportun, pour faire en sorte de continuer à vivre. Elle dénonce cette façade que se sont construits ces allemands, entre eux et leur conscience, leur conscience et leur passé, pour ne pas affronter ses démons, qu’ils soient la honte, le déshonneur ou tout simplement l’horreur de son comportement. Ou des héritiers qui refusent le passé, la remise en question de ce qu’ils pensaient être leur racine, une incapacité à assumer, parler, même chez les cadres. Une sorte de complicité complaisante par ce refus d’assumer jusqu’au bout les responsabilités qui incombent à chacun, à débusquer les quelques collaborateurs nazis qui se cachent dans la société. Ce sentiment de honte et de déni, impossible à assumer, se niche dans toutes les strates de la société et en tant qu’ex-femme d’un Allemand dont le père a combattu pour la Wehrmacht, Irène en est la première consciente. Les fautes de ces parents et aïeux est un héritage impossible à expier, la douleur de ces ascendants tués, torturés, déportés, adoptés, est impossible à surmonter dès lors où tous les responsables n’ont pas tous été jugés et ont repris une vie alors que d’autres ont été douloureusement privés de la leur.
Ces histoires de vie toutes liées à la Shoah et au national-socialisme, qui a bâti des camps pour parquer non seulement les Juifs, mais aussi homosexuels, tziganes, asociaux, handicapés, malades mentaux ou simples individus désobéissants, sont étroitement mis en lien avec la crise économique, et ces migrants qui arrivent en Europe par vague, et qui ont remis au jour le racisme décomplexé de pas mal d’Européens. Comme une prolongation infinie de l’antisémitisme primaire, qui ne s’est jamais éteint, une haine constante de l’autre, du différent, de celui qui vient pour s’approprier nos ressources. L’auteur reconstitue très justement les enjeux et mécanismes de la mémoire, qui ne porte pas qu’un enjeu historique et politique, mais aussi économique, aussi trivialement soit-il, il s’agit du montant du dédommagement des victimes. C’est d’ailleurs une question que l’on a vu surgir lors de l’indemnisation des victimes des récents attentats.
De cette première rencontre avec Eva, Irène conserve le souvenir d’un vertige. Comme dans ces jeux d’enfant où on la faisait tourner sur elle-même, un bandeau sur les yeux. Cette ville dont le prince avait été un nazi. Comment était-ce possible ? Eva lui avait montré les piles de courrier qui s’amoncelaient au secrétariat. Des dizaines de milliers de lettres arrivaient ici chaque année, dans lesquelles des voix imploraient dans toutes les langues, racontaient une longue quête. Certains avaient retourné la terre en vain. D’autres écrivaient : « Je ne sais rien. Devant moi, il y a un grand trou. »
Ou encore : « ma mère est morte avec ses secrets. Ne me laissez pas seul avec ce silence. »
Chaque lettre pesait son poids d’espoir. De mots qui retenaient leur souffle.
J’ai apprécié cette valse narrative entre les histoires de chacun des protagonistes qui se conjuguent pour donner une continuité narrative au récit, où les racismes du passé embrassent les xénophobies présentes, ou des familles disloquées, recomposées sur les ruines incurables du nazisme. Et de ce récit de reconstruction, de recherches perpétuelles, de remboursement de dettes, qui ne seront de toute façon jamais soldées, s’ouvrent d’autres questions, dont il ne fait pas bon de parler, du financement de ces dettes qui finit par devenir un enjeu économique, de l’inanité pour certains à s’acharner à solder les dettes du passé quand d’autres ne font que se creuser plus profondément.
– Au-delà du traumatisme collectif, il y a une culpabilité enfouie. Et une haine de tout ce qui vient la réveiller.
Elle évoque la position délicate des Justes. Ils ont risqué leur vie et celle de leurs proches pour cacher des Juifs qu’il fallait protéger non seulement des Allemands, mais aussi de leurs voisins polonais, qui n’hésitaient pas à les dénoncer. Aujourd’hui encore, la plupart de ces bienfaiteurs préfèrent rester discrets, par peur des représailles. Beaucoup ont dû s’expatrier après la guerre.
– Le paradoxe, observe Stefan, c’est que maintenant, le gouvernement fait des Justes le symbole de la Pologne. On nous répète qu’il faut en finir « avec la pédagogie de la honte ». Que ce pays n’était constitué que de héros et de martyrs.
– La Pologne a souffert le martyre, objecte Irène. Chez vous, l’Occupation a été d’une violence inouïe. Pour autant, vos Résistants se comptaient par centaines de milliers ! En France, juste après la guerre, on préférait oublier le régime de Vichy et se raconter qu’il n’y avait eu que des Résistants…
Stefan acquiesce, chaque pays impose un roman national. Le choix de ses héros et de ses victimes est toujours politique. Parce qu’il entretient le déni et étouffe les voix discordantes, ce récit officiel n’aide pas les peuples à affronter leur histoire.
Irène est bien placée pour le savoir. Depuis l’après-guerre, l’ITS épouse les variations du roman national allemand. Après la guerre, on n’indemnisait que certaines catégories de victimes juives. Il a fallu des années pour inclure les Résistants dans la politique de « réparations » ; plusieurs décennies pour les travailleurs forcés. La mémoire est aussi un enjeu économique. Chaque victime représente une dépense supplémentaire.
Les Editions Grasset

Emily Dickinson aurait pu ne jamais être pour nous qu’un nom étranger. Celui d’une femme, américaine, moins connue pour son talent littéraire que pour avoir passé la majeure partie de sa vie confinée chez elle. Puisqu’elle s’était toujours farouchement refusée à voir ses écrits publiés, rares sont ceux qui savaient, de son vivant (1830-1886), qu’Emily était aussi une formidable poète. Peu avant son décès, elle demande à sa sœur Lavinia de brûler tous ses papiers personnels. Mais lorsque cette dernière découvre dans sa chambre des centaines de poèmes renversant de beauté, griffonnés sur des morceaux d’enveloppes ou d’emballages, elle est à la fois sidérée et incapable de lui obéir. Jusqu’où la volonté des morts peut-elle changer l’existence des vivants ? Ne pas les suivre, est-ce les trahir ? Et si les mots pouvaient faire revivre les disparus – et celles et ceux qui leur survivent ? Lavinia choisit la vie. Et décide de confier ces poèmes à deux femmes autrement endeuillées, d’abord sa belle-sœur, Susan, épouse de son frère, puis Mabel, maîtresse de ce dernier, pour qu’elles l’aident à les faire publier. Une ultime complice leur prêtera main-forte : Millicent, fille de Mabel, qui grâce à sa malice se révélera la plus juste lectrice de la « dame en blanc ». Tour à tour on les suit, Lavinia, Susan, Mabel et Millicent, dans une narration où surgit par endroits le je de l’auteure se joignant à elle pour les accompagner.
On trouve tout dans la littérature. Parce que les grands romanciers ont la lucidité des « voyants », comme le disait Rimbaud des poètes, la lecture de leurs romans aide à comprendre le monde.
Rien de mieux que La Tâche de Philip Roth pour traquer la montée du moralisme dans nos sociétés, La ferme des animaux de George Orwell pour saisir les dynamiques dévorantes de l’extrémisme, Meursault contre-enquête de Kamel Daoud pour traquer les catéchismes idéologiques, Sa majesté des mouches de William Golding pour décoder le populisme, Beloved de Toni Morrison pour interroger nos réécritures du passé, Le Hussard sur le toit de Jean Giono pour déchiffrer nos épidémies de la peur ou les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar pour ne plus jamais penser que la culture et notamment les livres ne seraient pas essentiels.
Cet essai riche et éclairant nous fait plonger dans près de vingt-cinq romans incontournables, des textes aussi merveilleux que L’Iliade et l’Odyssée d’Homère, Lady L. de Gary, Germinal de Zola, Ulysse de Joyce, Moby-Dick de Melville, Robinson Crusoé de Defoe ou La chute de Camus. Parce que ces grands livres offrent des clés insoupçonnées, ils deviennent autant de compagnons de route pour mieux lire notre époque.

J’ignorais tout de ce service. Ça a l’air passionnant : j’adorerais faire ce job !
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Moi également ! Ça doit être certainement passionnant, personnellement je ne suis pas certaine d’être taillée à lire sans cesse des histoires aussi terribles. Surtout quand cela implique des enfants 😳
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