La complainte de la limace

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Téhéran, Iran. D’un côté. Shirine presque trente ans vit chez sa mère et enchaîne le visionnage de long-métrages, qu’elle achète au marché noir, dans l’attente de trouver un emploi. De l’autre. Afsoun Raf’at prodigue ses conseils en soins familiaux et donne des cours de psychologie à l’université où son mari Vahid est à la tête du département d’histoire. Les deux femmes se croisent, sans vraiment se rencontrer, toutes les deux unies dans le souvenir de Khosrow, frère de la première, amoureux d’adolescente de la seconde, parti combattre les Irakiens il y a vingt-deux ans de cela. Sans oublier la mère, qui vit, dans une maison qu’elle refuse de quitter, dans le souvenir de son fils, dont la chambre reste désespérément vide.

Zahra Abdi

212 p.

Belleville Editions

rooz-e halazoon, 2020

Ma Note

Note : 3 sur 5.

Le 8 octobre dernier est sorti ce tout nouveau roman de Belleville éditions, premier roman de son auteure iranienne, Zahra Abdi. C’est mon premier roman de littérature perse, j’ai commencé sa lecture avec impatience et joie. Une des spécificités de la maison c’est de faire appel à des illustrateurs très souvent de la même origine que l’auteur, l’artiste, Asma Abbasi a fait du beau travail, cette alliance de couleurs froides me plait énormément, son style apporte une touche de nouveauté et de fraîcheur, même si cette couverture reste assez insolite. Voilà qui fait une des forces des livres qu’édite Belleville éditions.

Ce texte se décompose en différents chapitres et est porté par la voix de deux femmes qui expriment, par alternance, leur intériorité, leur flux de conscience, comme dirait Virginia Woolf. D’abord Shirine, presque trente ans, vit chez sa mère, cadette de la famille, comme si elle en avait dix de moins. Puis, Afsoun psychothérapeute, professeure, poétesse à ses heures perdues, mariée. Elles ne se fréquentent absolument pas pourtant toutes deux ont bien des choses en commun, dont Khosrow, le frère aîné de la première, amour de jeunesse de la seconde. Mais bien plus qu’un frère aîné, c’est plutôt de son fantôme, dont il est question, puisqu’il a disparu vingt-deux ans plus tôt lors de la guerre imposée, Iran-Irak de 1980 à 1988. Cette dernière, comme souvent, est le fruit de conflits frontaliers, d’une rivalité pour s’imposer comme force dominante du golfe persique et des craintes de Saddam Hussein, sunnite, de subir la révolte des chiites, laissant ni vainqueur, ni vaincu, si ce n’est les centaines de milliers de morts et de blessés, soldats et civils, parmi lesquels Khosrow. Pour revenir au cœur du roman, entre Shirine et Afsoun, il y a une troisième femme, celle qui ne parle pas, celle qui a perdu sa voix le jour où elle a perdu son fils, semble-t-il. Vous l’aurez compris, je fais allusion à la mère de Shirine, celle qui lie les deux femmes. Mais pas seulement. Toutes les deux sont à leur manière rattachées à l’univers des mots, l’une par ses poèmes, l’autre par ses cours de littérature., et toutes les deux semblent embuées dans une sorte d’incapacité à avancer, peut-être encore trop lestées à ce passé encombrant par le biais du souvenir de Khosrow. Le poids de sa douloureuse absence marque paradoxalement sa présence notamment à travers la chambre vide du soldat disparu, érigée en sanctuaire, mais qui finit par étouffer la famille tandis que chez Afsoun c’est cette incapacité non seulement à réciter ses poèmes mais surtout à procréer qui l’asphyxie peu à peu.

La douleur est encore à vif, méticuleusement et obsessivement entretenue par des reliques sacrées, par les souvenirs ressassés qui paralysent les trois femmes et les empêchent de se projeter. La première se complait dans le monde fictif numérisé des DVDs qu’elle accumule, l’autre dans un mariage factice ou il n’y a de place que pour son mari président de l’université, doté d’un égo aussi gonflé que de l’ancien dictateur irakien. Ce que Shirine appelle La complainte de la limace, ce doux chant de la douleur, est encore lancinant chez elle et chez sa mère à jamais endeuillée et cette belle-sœur d’un temps éteint. Chacune porte le deuil à sa façon, elles l’entretiennent, et la mère a fait de la chambre de son fils un lieu saint. À travers ce pèlerinage qu’elle s’impose tous les jours, c’est ce deuil qu’elle ne cesse de prolonger, d’année en année, inlassablement, et Shirine le subit à travers cette oraison funèbre qui vient lui chatouiller l’oreille.

J’aimerais lui dire que je tente de comprendre pourquoi Khosrow dont tout le monde savait qu’il était amoureux d’Afsoun, la fille de M. Raf’at, est parti brusquement en lâchant tout. Pourquoi ma mère ne cesse de se lamenter dans la chambre de Khosrow. Pourquoi après vingt-deux ans, j’ai toujours peur de cette chambre.

Ce roman joue sur la multiplicité de l’être: et l’image la plus flagrante semble être celle de Shirine, dont l’alter ego prend forme et vie dans la personne d’un jeune garçon désigné sous le nom de pesarak en persan. Shirine, la sœur, la fille voilée avec la mère, dévoilée sur facebook, l’amie. Afsoun, peut-être celle qui a la personnalité la plus disparate, défragmentée entre les différentes visions de ceux qui l’entourent. La personnalité de l’absent Khosrow est encore plus dissociée, entre les trois femmes, et c’est peut-être pour cela que sa mère s’attache à tout ce qui peut matérialiser ce qu’il était.

-Omid, cette dame est une doctoresse, fais très attention à ce que tu dis!

Je sais merveilleusement bien faire sortir de mon inconscient l’une de mes personnalités, comme dans la boutique de mon père, en me faufilant parmi les vases de fleurs séchées.

Shirine joue de son prénom, le sucré, sa langue est comme une recette dont elle rassemble les ingrédients à travers l’art cinématographique mais aussi la littérature.et la musique

C’est un roman d’un pays fortement encore ancré, par certains cotés, dans le traditionalisme et conservatisme. Voilà qu’il faut ruser pour avoir accès aux œuvres non censurées – petit hic lorsque Shirine évoque qu’un film a été modifié et épuré de sorte à faire passer la petite amie d’un garçon pour sa sœur-, entre une mère qui refuse de voir sa fille dévoilée, évolué au sein de cette nouvelle société iranienne et une modernité qui s’efforce de percer et faire sa place, chaque jour de plus en plus. Cela passe finalement par l’affirmation du rôle de la femme, qui même s’il a beaucoup évolué et progressé, a du mal à s’affranchir des préjugés sexistes encore bien présents. Comment ne pas tiquer quand Afsoun, bien involontairement, écoute les jugements sans concession de ses étudiants, sur sa voix, son image, sur ce soi-disant rôle privilégié d’épouse du directeur du département d’histoire plutôt que sur la qualité de son enseignement et ses qualités de psychologue et de poétesse.

Les amours et amitiés ne sont pas aisés à Teheran et même si internet et Facebook facilitent les contacts, une frontière invisible mais bien réelle les sépare encore. Le carcan des préjugés rétrogrades accable encore les femmes qui doivent se conformer à des critères masculins, à obéir et se taire. Roman de rebellions, d’une révolution féminine qui prend forme doucement. Je me suis lentement laissée guidée par la voix des deux femmes, Shirine et Afsoune, grâce à la médiation indispensable du traducteur Christophe Balaÿ, à travers ce passé indélébile qui est une véritable chape de plomb non seulement pour elles mais aussi pour la mère. C’est un roman qui a su trouver son rythme à travers ce duo de femmes qui à elles seules le renouveau de la société iranienne. Les femmes sont là, elles conduisent, elles enseignent, elles soignent, elles écrivent même et tombent amoureuse. Il faut compter avec elles désormais n’en déplaise aux esprits obscurantistes.

Il y a des romans dans lesquels on rentre difficilement, pour lesquels il faut persévérer pour trouver une accroche, une prise fiable qui nous permette d’aller plus loin et celui-ci en fait parti. Mais peu à peu, je me suis laissée porter par le flux des deux voix de femmes torsadées. C’est un beau roman premier roman, plein de délicatesse et sensibilité, de références cinématographiques et littéraires qui témoignent d’une curiosité et d’une ouverture sur le monde. Je remercie encore Belleville éditions de m’avoir permis de découvrir la plume de Zahra Abdi.

Je m’enroule dans mon drap. J’enfouis mon oreille sous mon bras. Par la fenêtre entrouverte pénètre une odeur de thon. Quel est l’imbécile qui mange du thon à minuit? Impossible de passer outre. A minuit les sons se font plus obsédants. J’ai la sensation d’une limace froide et gluante qui enfonce ses cornes dans mon oreille. La complainte de la limace est un des sons les plus tristes que j’ai jamais entendus. C’est une plainte insistante qui se glisse lentement jusqu’au fond de l’âme. Cette viscosité ralentit la circulation du sang et lorsqu’elle atteint le cœur, c’est l’infarctus. Qu’on le veuille ou non, l’organe se paralyse. Je me souviens de cette camarade de lycée. Quatre jours avant le bac, son cœur n’avait pas supporté d’aller jusqu’au bout des épreuves.

Je me redresse et m’assieds dans mon lit. Je me frappe de plusieurs coups de poing dans la poitrine. Juste pour rappeler à mon coeur de ne pas oublier de battre. De l’autre côté du lit, le jeune garçon est allongé par terre, le nez sur le sol et les jambes en l’air. C’est dans cette position qu’il dort quand il est fatigué. La complainte de la limace retentit à nouveau. Je regarde par la fenêtre. La lumière est allumée dans la cuisine de mon voisin d’en face. L’homme fait frire quelque chosee à la poêle. Une lumière blanche clignote dans l’obscurité de leur salon. Ils sont sûrement en train de visionner un film. De la fumée s’échappe par la fenêtre de la cuisine. Il y a encore plus bête que moi, me dis-je. J’appuie sur le bouton de l’ordinateur avec mon gros orteil. Il ne s’allume pas. Je me souviens qu’avant d’aller au lit, j’ai débranché le câble pour éviter à mon orteil d’être tenté. Ce soir, j’ai décidé de me coucher tôt et de laisser tomber le film. Peut-être qu’en dormant, je n’entendrai plus la complainte de la limace et pourrai me reposer au moins une nuit sans que mon coeur subisse ce coup de rabot.

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