Le rideau déchiré

#blog-littéraire #chronique-littéraire #le-rideau-déchiré #Maryla-Szymiczkowa #littérature-polonaise #agullo-editions #masse-critique-babelio

Cracovie, 1895. Zofia Turbotyńska et sa cuisinière Franciszka ont fort à faire pour organiser les festivités de Pâques, d’autant plus qu’une femme de chambre manque à l’appel – où est passée l’efficace Karolina, qui a remis sa démission avant de disparaître du jour au lendemain ?

Peu de temps après, Zofia apprend que le corps d’une jeune femme, violée et poignardée, s’est échoué sur une rive de la Vistule. Le travail domestique peut attendre, Zofia, poussée par son instinct de détective amateure, se doit d’aller enquêter. Sous le choc, elle découvre que la victime est nulle autre que Karolina. En collaborant avec la police, Zofia se retrouve entraînée dans les bas-fonds de la ville, bien loin de la Cracovie mondaine qu’elle connaît. Cependant, guidée par un désir impérieux de faire la lumière sur le sort de Karolina, elle repousse ses préjugés et s’enfonce dans un monde de prostituées, de gangsters et de politiciens fourbes pour démêler une histoire tordue d’amour et de tromperie. Sur ce chemin qui l’emmène des districts les plus pauvres de la Galicie jusqu’aux plus hauts échelons de la société, Zofia se verra obligée de mettre en question tout ce qu’elle croyait immuable.

Maryla Szymiczkowa

400 p.

Agullo Editions

Rozdarta zasłona, 2016

Une traduction de Cécile Bocianowski

Ma Note

Note : 4 sur 5.

Cracovie est une Babylone, chère madame le professeur!

Six mois après la publication du premier tome de ce qui s’annonce être une série de romans policiers rétro, et dont le nom de l’auteure, Maryla Szymiczkowa, cache en réalité un duo d’écrivains, Agullo Éditions nous propose le second tome des aventures de Zofia Turbotyńska, notre truculente femme de professeure au nom de poisson, au titre qui en dit très peu sur les thèmes abordés que l’on s’apprête à lire. Néanmoins, la métaphore est là et se rappelle au lecteur à travers le texte. Même protagoniste, même lieux, Cracovie, la Vistule, la colline du Wavel et son château, Kazimierz et son quartier juif, d’autres crimes, d’autres enjeux, un autre pan de l’histoire polonaise. Je crois que j’ai eu une petite préférence pour cette intrigue-là que pour la précédente, ce qui n’enlève rien à la qualité du premier titre.

Cette fois, tout s’embrase au cœur même du foyer de Zofia, puisque tout part de la disparition et de la mort de sa très jeune femme de chambre de dix-sept ans, Karolina Schulz : la jeune fille est retrouvée près du fleuve, le corps meurtri par les coups, souillé par une agression sexuelle. Zofia, qui a besoin d’autre chose que de penser aux menus hebdomadaires dont se délecte Ignacy son époux, va se lancer à corps perdu dans l’enquête pour lever le voile sur le mystère de la mort de sa servante, qui venait juste de quitter la maisonnée Turbotyński. Si les choses paraissent simples au début, tour à tour, chacun pense à un suicide puis à une mauvaise rencontre, la proximité de Karolina avec Franciszka l’autre servante de la maison va ouvrir le doute sur les circonstances de cette mort soudaine. Il n’en faut pas davantage que de concert avec sa cuisinière, Franciszka, qui va devenir sa complice le temps de l’enquête, la curieuse et extravagante Zofia Turbotyńska, tous les sens en branle, se décide à poursuivre plus avant le travail de la police cracovienne.

Dans les romans de Maryla Szymiczkowa, Cracovie dévoile ses pires côtés, ces quartiers d’où suinte la misère, exploitée à travers tripots et lupanars, mais aussi sous son meilleur jour, à travers la visite de l’Empereur d’Autriche-Hongrie. Et justement, Zofia se situe à la croisée de ces deux mondes, même si de par son statut elle est plus aisée chez les personnes de son rang, elle possède les us et coutumes. Pourtant, ce sont les bas-quartiers qu’elle va écumer, grimée quelquefois, afin de découvrir que la jeune femme de chambre se serait de décider à quitter son service pour se marier à l’ingénieur qui la courtisait depuis quelques semaines – dans l’ignorance la plus totale de Zofia – et partir avec lui pour les Etats-Unis. L’es investigations, si elles sont quasiment bâclées par l’appareil judiciaire – qui se préoccupe d’une jeune femme pauvre, d’autant plus qu’elle fut servante – sont reprises par Zofia, et les rebondissements sont de mise. Car les apparences sont trompeuses, seule Zofia s’avère être assez acharnée au point d’en ouvrir grand les rideaux qui dissimulent un état de fait beaucoup moins glorieux.

Le couple Turbotinsky, bourgeois cracoviens, lui éminemment professeur, sont plutôt conservateurs et pas vraiment des ardents défenseurs des droits de la femme, bien au contraire. Zofia dit se complaire dans son rôle de femme de professeur, avec les activités qui sont les siennes, œuvres de bienfaisance, concours, même si à l’évidence, il semblerait qu’une activité lui manque, puisqu’elle est attirée comme un aimant par ses enquêtes criminelles qui lui tombent pile sous le nez. La mort de Karolina va pourtant l’obliger à quitter ses souliers de femme de professeur pour mettre la question du traitement de la femme en plein devant ses yeux, lui faisant réaliser les extrémités dans lesquelles elles sont poussées afin de gagner leur pain. Et si sa position n’a pas fondamentalement changé, elle finit presque par s’investir personnellement dans les fléaux qu’elle découvre derrière ses rideaux impeccables, propres et repassées, et protecteurs : ici-bas, la vie des femmes ne vaut pas grand-chose, elle est monnayable, elle est remplaçable. Toutes, loin de là, n’ont pas la chance d’une Zofia bien née, beaucoup ne verront que la bassine où elle lave le linge souillé des autres pour unique perspective.

J’aime décidément ce contexte historique dont nous dispense les auteurs autour d’une Cracovie qui n’en a pas fini de nous dévoiler ses secrets : j’apprécie particulièrement les digressions sur l’état de la société cracovienne de l’époque, où comme un double allocutaire de Zofia, nous apprenons causes de la pauvreté des agriculteurs du terroir, où l’on apprend l’existence du réseau de traite des blanches qui n’a franchement rien à envier à nos proxénètes des réseaux mafieux actuels. Et plus, globalement, la situation de Cracovie au cœur à l’époque de l’autrichienne Galicie, dont on apprend qu’elle était la région la plus pauvre de l’Empire, notamment par une comparaison avec l’Angleterre. C’est une combinaison idéale entre histoire des territoires polonais et fiction, qui est, ici encore, très réussie.

Si encore ce n’était que sa propre vie, car on peut toujours, dit Brodzki en prenant un ton moqueusement solennel, offrir la sienne sur l’autel de la vertu, comme on dit. Bien que ce soit un acte d’héroïsme que l’on ne puisse exiger de personne. Mais quand il s’agit de la vie d’un enfant qui lentement, jour après jour, s’éteint sous les yeux de sa mère ? Lequel de ces moralistes aura le courage, plutôt que de maudire la « débauche des femmes », de dénoncer la totalité de nos rapports sociaux ?

Je suis très curieuse de connaître l’évolution de Zofia Turbotinskaya, qui à travers cette enquête, commence à avoir une conscience sociale plus aiguisée, même si Ignacy son époux reste un anti-socialiste convaincu et à vrai dire, à mes yeux, une sorte de pantin qui ignore tout des activités de sa femme. J’attends, avec impatience encore une fois, la suite des aventures de notre cracovienne préférée, si l’on en croit le Babelio polonais, https://lubimyczytac.pl/, le prochain titre Seans w Domu Egipskim (Séance à la Maison égyptienne) nous entraînera a priori dans les traces de Élisabeth d’Autriche et de Hongrie et le spiritisme, et Złoty róg, 2020 (littéralement, Corne d’or).

Zofia n’était pas une enfant et ne croyait pas naïvement que tous les fonctionnaires de l’Etat étaient justes ou intègres, néanmoins, les dimensions de la corruption qui étaient dévoilées dans le procès étaient choquantes. Elle lisait avec une incrédulité grandissante que des représentants de professions les plus diverses prenaient part à la contrebande de jeunes filles à l’étranger : des médecins auscultant les filles avant que les fahrer ne les emmènent ailleurs, les inspecteurs des douanes qui produisaient les documents nécessaires, les policiers qui fermaient les yeux sur tout le processus… Mais il était à prévoir que les tentacules des criminels atteignissent des niveaux plus élevés encore… Des médecins ? Le docteur Kurkiewicz lui vint en tête : avait-il deux visages, celui du jeune scientifique quelque peu sauvage, d’un docteur Jekyll, et celui du cruel collaborateur des trafiquants, d’un Mr Hyde de Cracovie ? Cela pourrait changer les choses. Quand Lunicorne l’interrogeait, elle avait rejeté comme étant insensée sa suggestion selon laquelle Karolina pouvait avoir un visage amoral caché, et l’autopsie avait confirmé sa virginité. D’un autre côté, l’expérience lui avait appris à ne faire confiance à aucun document, car derrière chaque document se trouve une personne. Kurkiewicz aurait-il pu fausser le rapport d’autopsie ? Et si oui, pourquoi ? Quel avait été son rôle dans tout cela ?

Mme Turbotynska en avait assez de ces hommes qui s’apitoyaient sur leur propre sort, blâmant pour leurs problèmes tout le monde sauf eux-mêmes. On avait l’habitude de dire que les femmes tombaient dans l’hystérie – ce sujet éveillait toujours l’humour des collèges d’Ignacy – alors qu’il semblait à Zofia que c’étaient surtout les hommes qui succombaient à cette maladie, autour d’elle.

Elle ne savait pas si c’était la chaleur étouffante qui régnait dans la bibliothèque ou son énervement, mais elle sentit un poids sur sa poitrine ; la même phrase tirée d’un article surgissait sans cesse dans sa tête : « Le rideau déchiré des apparences laisse entrevoir un sordide bourbier. » Quand elle se rendit compte qu’au bout de plusieurs heures à feuilleter les journaux elle avait noirci ses mains, elle se dit que ce n’était pas la la poussière ni l’encre d’imprimerie, mais bien la saleté qui s’était nichée dans la monarchie impériale et royale austro-hongroise.

Pour aller plus loin avec Jacek Dehnel et Piotr Tarczyński

Cracovie, 1893. Zofia Turbotyńska, sans enfants, mariée à un professeur d’université, s’efforce de gagner sa place dans la haute société cracovienne. Dans ce but, et pour lutter contre l’ennui de sa vie domestique, elle s’engage au service d’une cause caritative : la Maison Helcel, maison de soins privée pour les malades et les vieux.
Lorsqu’une résidente, Mme Mohr, est trouvée morte dans le grenier, le médecin conclut à une crise cardiaque. Mais Zofia, grande lectrice de romans policiers, y voit aussitôt un acte criminel et décide d’enquêter. Plonger dans les secrets des uns et des autres, sinistres ou anodins, est bien plus amusant que coudre des sachets de lavande… Et qui sait, Zofia y trouvera peut-être une nouvelle vocation ?
Première aventure de cette Miss Marple à la polonaise, ce roman mêle pastiche hilarant et satire bourgeoise, tout en offrant au lecteur un savoureux portrait de Cracovie, avec ses commérages, ses figures historiques et ses mœurs d’un autre âge.

Krivoklat, citoyen autrichien, est à nouveau interné en institution psychiatrique. À chaque fois qu’il en sort, il réitère son geste fou : asperger ou tenter d’asperger d’acide sulfurique un chef-d’œuvre de l’art occidental. Son idée fixe est de celles qui vous donnent du talent. Son tourment, sa colère noire, sa passion déchirante, il nous les expose dans un monologue torrentiel, atrabilaire, drôle à pleurer – que l’auteur a conçu comme un hommage amusé au grand Thomas Bernhard (1931-1989).

Bien entendu, le crime est passionnel : c’est par amour que Krivoklat vandalise, persuadé que seule la perte, la catastrophe, pourra réinvestir l’icône de son caractère unique, irremplaçable. Dehnel s’amuse, mais il nous livre aussi une réflexion passionnante et passionnée sur l’art et sa puissance. L’art dont on se protège en le photographiant, en le filmant, en en faisant des reproductions à l’infini. Et si Krivoklat déverse des flots de haine sur la société occidentale, hypocrite et vénale, il nous fait également partager sa connaissance intime du geste créateur. À travers l’évocation de son amour défunt, à travers aussi son amitié pour un artiste de génie, Zeyetmayer, interné comme lui, Krivoklat nous fait toucher du doigt ce qui, dans le chef-d’œuvre, nous révèle à notre humanité.

2 commentaires sur “Le rideau déchiré

Ajouter un commentaire

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑