Le bunker de Tbilissi

9 avril, jour de commémoration nationale à Tbilissi en Géorgie. Guéna, un Arménien, essaie de surmonter une nouvelle journée dans sa vie ratée. Son épouse, Mila, d’origine azérie, tente de planifier un avenir sans lui. Zéma, leur fille, qui travaille dans la police, a décidé que la vengeance était le seul but qu’elle se fixait dans l’existence. Le fils, Lazare, rêve de devenir rappeur. Tous doivent survivre à cette journée, qui convoque les conflits, les drames, les espoirs, ainsi que les fantômes du passé dans Tbilissi, où ils ont cru pouvoir bâtir une vie meilleure mais où ils se heurtent à l’histoire soviétique gangrénée par la corruption, la violence et les magouilles politiques.

Iva Pezuashvili

154 p.

Emmanuelle Colas

ბუნკერი, 2020

Une traduction de Marika Megrelishvili

Note : 4 sur 5.

Guéna était devenu la source de la puanteur, et c’était logique ! Le monde autour de lui puait.

Lecture de l’un des auteurs géorgiens de la rentrée littéraire achevée ! Iva Pezuashvili est scénariste et écrivain, il est lauréat, avec ce titre, du Prix de Littérature de l’Union européenne, cru 2022. Les Éditions Emmanuelle Colas viennent de publier Le bunker de Tbilissi, son deuxième roman, qui a également reçu le Tsinandali Prize, le prix Tsinandali, du nom d’une ville de l’est de Tbilissi. À la manière de 24 heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig, ce roman se déroule ainsi sur la durée d’une journée et sous les focalisations des quatre membres de la famille de Guéna et Mila dans la capitale géorgienne, Tbilissi. Le roman est également doté d’une préface rédigée par Emmanuelle Colas, historienne de métier, ainsi qu’une carte, très utile pour expliciter le contexte historique, essentiel pour ce roman.

Tbilissi, 9 avril 2017. Guéna et Mila sont mariés depuis longtemps : ensemble ils ont eu deux enfant, Zéma et Lazare, et ont traversé bien des choses. Notamment le pays entier. Ils sont également issus d’une minorité arménienne, l’Arménie étant pays frontalier de la Géorgie au niveau de ses frontières du Sud. L’histoire du pays est donc lié à celle de son voisin du nord Russe, pour son plus grand malheur. D’ailleurs, le 9 avril 2017, c’est jours de commémoration en Géorgie, en souvenir du 9 avril de l’année 1988 qui a vu la répression de manifestations pacifiques par Moscou, à propos du conflit du Haut-Karabakh entre Arméniens et Azéris. Plus de trente ans plus tard, le conflit est toujours larvé, l’héritage de l’Union Soviétique décidément empoisonné.

On ressent les prédispositions et le goût de l’auteur pour l’art cinématographique dans l’agencement de sa narration : un récit découpé selon des tranches horaires aléatoires – en fonction de ce à quoi sont occupés les personnages – et sous différentes focalisations, sans oublier les nombreux flash-back qui émaillent le présent de chacun des membres de la famille. La complexité du roman ne s’arrête pas : il faut lire attentivement l’avant-propos et prendre la mesure des conflits interethniques qui déchirent cet endroit du Caucase comme la famille : les parents sont arméniens, mais refusent de le parler, ils ont choisi le russe et ne parlent pas géorgien. Guéna, le père de famille, n’est plus que le fantôme de lui-même, éteint, autrefois un héros de la nation, il est depuis tombé dans l’oubli, ne vit guère que de sa pension, se tient le plus éloigné de sa femme, qui cherche du réconfort ailleurs et qui tient la famille. Quant aux enfants, la fille exerce dans la police et sait que si elle veut avancer, il faudra qu’elle mette un mouchoir sur ses principes et convictions. Le fils vit de petits boulots, assisté de sa mère et de son père, en attendant un emploi qui lui convienne davantage. Il s’exerce au rap, dans sa révolte contre ses clients, la classe aisée Ubereats géorgienne qui commande et se fait livrer ses repas à la demande.

C’est la guerre de tranchée dans cette famille où chacun vit sa petite vie de son côté, chacun ressasse ses rancunes et rancœurs, celles de minorités, qui ont peu droit à la parole, qui doivent se couler dans le moule et suivre le mouvement ambiant, qu’il soit du gouvernement en place, du patriarcat dans la police, et dans la société, qui fait que les violences conjugales sont moquées, à défaut d’être punies, et que la policière s’impose de suivre silencieusement les traces de ses collègues masculins, que la dégradation de son véhicule ne sera jamais punie. Seulement 24 heures certes, mais une journée qui en dévoile beaucoup, l’essentiel sur l’état d’esprit de ces quatre personnes, qui ne parlent même pas la même langue. La cohabitation est difficile, le père cuve ses souvenirs sur le canapé loin de son épouse, il pense essentiellement à son fils, sa fille est autonome depuis longtemps.

Le récit débute par une attaque en règle de l’Union soviétique, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Il ouvre sur le fameux vélo soviétique, de la marque Desna dva, on referme l’histoire presque de la même façon. Et entre temps, l’auteur ne se prive pas de lancer quelques piques sur les sourires en toc de l’imagerie soviétique. L’arrivée à Tbilissi, cela marque la perte de son précieux vélo, le seul bien que l’union soviétique ait pu fabriquer d’acceptable, et de bien d’autres choses. Alors que lui reste coincé entre ses souvenirs et leurs ombres, Mila essaie d’avancer, vivre avec son temps, et ses nouvelles technologies, ses réseaux sociaux, l’écart entre eux et le décalage est énorme. À l’image du brassage des communautés dans la capitale : les vestiges de l’Union soviétique face aux avancées inexorables du temps. 

Dans les endroits ou les voyous du quartier restaient accroupis, où s’élevaient des garages construits illégalement dans les années 1990, s’exhibaient à présent des stades de football, des toboggans de mauvaise qualité, des balançoires, des jardins en béton et différents cadeaux généreusement distribués par la mairie avant les élections. Chaque fois que tu passais devant, ils te rappelaient que tu vivais dans un semblant de démocratie ; ils te rappelaient que les voyous n’avaient pas disparu, qu’ils s’étaient juste transformés et qu’ils arrivaient à cohabiter avec le système comme auparavant, que si un voyou était malin il pactisait avec la police, qu’avant les élections le gouvernement avait toujours plus besoin de la garde des voyous avec leurs bandanas noirs que de balançoires, que la peur était plus efficace que les aides sociales, que c’étaient des gens affamés qui vivaient dans la peur, que ces gens avaient plus besoin des aides sociales que des balançoires et qu’ils recevaient donc la terreur en guise d’aide. Voilà comment on bouclait la boucle de la démocratie bananière.

Le bunker de Tbilissi fait référence à l’insalubrité morale de la ville comme de la Géorgie, parti à vau-l’eau depuis la chute de l’URSS, une saleté qui fait référence à l’état de la ville ou chacun s’est approprié ce qu’il voulait, ou les formes d’autorité qu’il reste sont totalement dévoyées, au plus bas comme au plus haut de l’échelle, le pouvoir judiciaire en première ligne. Les idéaux de Guéna ont tous été trahis, les règles du jeu sont inexistantes, la loi du plus puissant, de celui qui comptera le plus grand nombre de relations, de celui qui s’octroiera le plus de passe-droits : c’est cette odeur nauséabonde que sent Guéna, qui colle à sa peau, qui émane de tous ces bunkers ou des immeubles soviétiques de la capitale géorgienne. Le dénouement n’est pas si fermé, Guéna réussit à se détacher de cette odeur, avec une certaine fatalité, conscient que lui ne changera pas les choses, pour changer son fusil d’épaule et revenir à ce qu’il y a finalement de fondamental au milieu de cette société qu’il voit en perdition.

Les 2 autres titres des Editions Emmanuelle Colas parus fin octobre

Après la mort de son père, Minga apprend que sa mère, Joséphine, a disparu dans des circonstances mystérieuse en Afrique de l’Est, où elle travaillait pour une ONG. Pour tenter d’en savoir plus, elle se rend dans le camp de Bidibidi, au nord de l’Ouganda, où vivent les populations fuyant la guerre civile qui fait rage au Soudan du Sud. Elle découvre que tout tourne autour d’une femme : Rose, dont la mémoire hante chaque recoin du camp. Si elle veut savoir le fin mot de l’histoire, Minga doit trouver Rose.

Avoir vingt ans. Rêver sa vie ou vivre ses rêves ?

D’un côté ou de l’autre du périphérique parisien, d’origines et de milieux différents, tous sont traversés par les mêmes questions existentielles.
Lisa commence à peine sa carrière. Salem, brillant financier, remet en cause sa fulgurante ascension. Matthieu, écrivain du dimanche, se complaît dans son personnage de dilettante. Ronnie se rêve rappeur. Céline, en rébellion contre son milieu, vit une liaison passionnelle.
Leurs destins sont liés.

4 commentaires sur “Le bunker de Tbilissi

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  1. Dans La 8e vie de Nino Haratischwili, on comprenait grâce à un personnage que les azéris n’avaient pas la vie facile en Géorgie, mais le sujet n’était qu’effleuré. Je serai contente d’en savoir plus et le principe du roman relatant une seule journée m’attire beaucoup aussi.

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