Le chant des vaincus

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« Les hommes jugent les autres pour s’absoudre. Aucune drogue au monde n’est aussi grisante que la moralité. Le plaisir est fleur de cytise – il s’évanouit en un éclair fulgurant. En revanche, la vertu est d’une indomptable énergie, pareille à celle du banian en constante régénération. Elle déploie de nouvelles branches. Elle engendre sa propre forêt. »

Dans une prison indienne qui nous rappelle l’Enfer de Dante, les espoirs, les bassesses, les trahisons et les victoires des détenus prennent vie en un chœur foisonnant.

Les hiérarchies qui ont cours dans ce royaume d’airain sont nombreuses et subtiles : les allégeances religieuses, l’appartenance de classe et de caste et même la nature du crime définissent le rang. Chaque cellule a ses habitants et ses lois propres : dans le Cloaque s’entasse le sous-prolétariat ; le Pakistan abrite les musulmans ; la Maison d’hôtes est réservée aux prisonniers VIP et à leurs larbins ; le Bhoutan est la cellule des paisibles.

Tarun Tejpal

688 p.

Buchet/Chastel

The line of Mercy, 2022

Une traduction de Sylvie Schneiter

Note : 3 sur 5.

En raison de la violence inhérente aux castes et aux religions, la civilisation indienne agonise une fois par semaine, voire deux ou trois.

J’ai découvert Tarun Tejpal par son titre Loin de Chandigarh, ma première lecture d’un auteur indien, un premier coup de cœur. J’ai été naturellement attiré par ce titre, qui ne compte pas loin de sept cents pages, paru chez Buchet-Chastel, et qui n’a rien à voir avec le premier titre publié en 2006. Roman, documentaire, on ne sait plus vraiment trop parfois, c’est le roman-fleuve d’une prison parmi d’autres en Inde où sont entassés des prisonniers de tout horizon. Il a fallu sept cents pages parce que l’Inde est un pays babylonien, et qu’à travers ses prisonniers, c’est aussi l’exploration du territoire, de ses us et coutumes, de ses castes, de ses religions, langues, et cultures, un foisonnement incroyable de détails, qui ne cesse seulement parce qu’il a bien fallu conclure ce récit.

L’auteur rentre donc dans une prison de son pays, d’abord pour une vision globale, un établissement qui s’apparente aux neuf cercles de l’enfer de Dante, et même plus, car à un certain endroit, il n’hésite pas à prolonger l’enfer d’une autre strate, la prison dépasse toutes les limites du pensable et de l’imaginable. Les établissements pénitentiaires en France ont depuis franchi les limites de l’insalubrité, j’imaginais que dans un pays où le niveau de vie général de la population est plus pauvre qu’ici, le niveau de dénuement des geôles se place encore à un échelon au-dessus. Tarun Tejpal commence par expliciter le découpage de la prison, qui n’est autre qu’une reproduction fidèle de la répartition de la société indienne, ses castes et ses codes : on y retrouve exactement les mêmes normes sociales à l’intérieur de la geôle. Tout cela n’est pas suffisant pour faire un livre aussi riche et complexe : l’auteur, décrivant les quartiers de la prison, s’emploie également à narrer l’histoire des individus, un certain nombre du moins, enfermés là-bas, les aléas de leur existence qui les ont menés derrière les barreaux.

Cent romans en un seul : le flot d’informations, de vies, de destins qui se croisent et que Tarun Tejpal nous restituent est tout bonnement impressionnant. Rien que le récit de la vie d’un personnage pourrait constituer un roman à lui seul tant les péripéties ponctuent les vies de ces hommes qui ont failli à un moment de leur vie pour se retrouver enfermé. Ou presque. Car à côté de cela, l’auteur en profite pour faire un état, déplorable disons-le, du système judiciaire indien en particulièrement, et de la société indienne en général. Je le disais, c’est toute une galerie composite et colorée de personnages très différents, certains qui ont finis ici bien malgré eux, par des autorités qui davantage besoin de coupables, prêts à consommer, que d’innocents ou de coupables à chercher. Le bakchich est monnaie courante pour les plus argentés au mépris de ces hommes qui ne possèdent pas la moitié d’une roupie pour se payer une défense digne de ce nom. 

Une société très divisée dans un pays aux étendues qui n’en finissent pas, aux lois aussi mouvantes qu’insaisissables, un ordre très patriarcal ou les femmes n’ont ni voix ni droit, à moins d’appartenir à la classe supérieure, si ce n’est celle de crier lorsqu’elles se font battre, de subir le devoir conjugal après des épousailles à 15 ou 16 ans, où l’éducation leur est inaccessible. Un pays déchiré par ses religions, où les extrémismes ne font qu’envenimer la cohabitation chaotique des différentes communautés. Un récit magistral qui présente une société à part un microcosme, reproduction du pire de la société, sa caricature en négatif, ou chacun occupe un rôle bien précis. Magistral, parce qu’on atteint ici les limites du supportable, on touche celles de l’humanité où les hommes sont parqués dans des cellules insalubres, la lumière, l’odeur et le bruit qui alourdissent encore un peu plus leurs conditions de détention. De façon surprenante, cet endroit, enfer ou purgatoire, pallie les déficiences de la société, au sein de laquelle nombre d’entre eux n’y ont pas su trouver leur place, finissent par trouver leur équilibre dans cette société carcérale, où tout est également codifié à l’instar de l’extérieur trop vaste, intangible, effrayant et dangereux pour eux. Magistral, encore, parce qu’au moment ou l’auteur semble avoir fini de traiter un personnage, il y revient dessus, car son discours semble sans fin, que l’ensemble ressemble à un patchwork géant dont il détisse minutieusement morceau par morceau.

C’est un monde en marge profondément pessimiste, puisque privé d’avenir, et de présent, d’une justice fiable, des exclus de la société, ceux qui ont été vaincus par une existence où pour la plupart, partaient avec peu de chances dès le départ. En alternance, Tarun Tejpal nous conte une histoire d’amour, de la dimension de celle qu’on lit dans Loin de Chandigarh, pas l’une qui se vivra bien, mais une histoire absolutiste, de celle qui pousse aux gestes fous, l’histoire de Sambhav, issu d’une famille de guerriers, et Aranya, issue d’une famille de bergers. On suivra son déroulement en alternance entre deux autres chapitres sur les vaincus de la geôle, comme le fil conducteur à la narration de ces destins incarcérés. Un couple qui symbolise le fort traditionalisme du pays, très ancré dans des usages codifiés, même au sein de ses mêmes communautés.

Le bon mari persévéra : l’Inde est devenue un chaudron bouillant où les peurs sont attisés par des politiciens renommés qui sont soit des conciliateurs soit des oppresseurs. Aucun homme politique ne peut espérer réussir sans être l’un ou l’autre. Il ne s’agit pas de cynisme censé maintenir un équilibre, pour reprendre la formule des journalistes. En fait, c’est de la provocation, une façon de solliciter et de s’approprier la brute dans l’être humain, afin de créer le monstre du pouvoir.

On n’avait qu’à choisir le sabre. Religion, caste, langue ou région. Chacune avait sa cohorte d’ennemis imaginaires.

L’Inde est divisée en deux catégories, les « Bien-Nés » et les « Mal-Nés », selon les propres mots de l’auteur, dont la conception de la Justice, comme tout autre administration, change et s’adapte, et la balle au centre dévolue aux roupies et au statut social qui prévalent en Inde encore plus fortement qu’ailleurs. Les vaincus, ce sont ces prisonniers, mais avant tout les histoires personnelles de tous ces malchanceux, Mal-Nés, ces damnés qui vivront mal, et mourront de la même façon, totalement oubliés, complétement écrasés par les aléas de cette existence mal répartie. Entre chaque bribe d’histoire, l’auteur ne manque pas de faire le constat d’un pays dépassé par ses traditions archaïsantes, et devenues invivables avec le nombre toujours croissant d’habitants.

À venir chez Buchet/Chastel

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