Migrations

Les peuples asservis perdent un bien plus précieux que leur liberté : ce qu’on appelait jadis leur âme, ce qu’on nomme aujourd’hui leur identité.

Au XVIIIe siècle, pour fuir la domination des Turcs, des milliers de Serbes émigraient dans l’empire voisin, l’Autriche. Mais beaucoup d’entre eux rêvaient d’une terre plus lointaine, slave et orthodoxe comme la leur, où ils pourraient refaire leur vie : la Russie.

Migrations est le roman de cette diaspora. C’est aussi le poème de toutes les espérances et de toutes les nostalgies, le chant des patries perdues et des paradis qui se dérobent.

Au-delà de l’anecdote historique, un sentiment de profonde mélancolie parcourt le livre, lui donne une dimension universelle. Du malheur de notre condition, Tsernianski ne conclut pas à l’absence de dieux. Au contraire, une divinité perfide, qu’il nomme le hasard comédien, semble se jouer cyniquement du sort des individus et des peuples. Il n’y a pas d’Orient salvateur. La terre promise n’existe pas.

Miloš Tsernianski

1171 p.

Les Editions Noir sur Blanc

Seobe, 1929

Traduit du Serbe par Velimir Popovic

Note : 4 sur 5.

Partir ailleurs et y vivre de façon insouciante, emmener ces hommes qui le suivaient pour partager la même existence, tout cela ne lui paraissait nullement une chimère. Une contrée lumineuse, enrichissante devait sûrement exister quelque part. Il fallait donc y aller.

Lorsque on se saisit de Migrations, on a un peu peur, du poids et de l’épaisseur de l’ouvrage : 1200 pages, il faut les avaler. Il y a des auteurs qui savent vous retenir d’un bout à l’autre de leur livre, qu’il fasse 200 ou 1200 pages, comme c’est le cas ici. J’étais à la fois un peu effrayée par l’ampleur de la tâche et excitée de découvrir ce que les Éditions Noir sur Blanc nous réservait. Et pour mon plus grand plaisir, Miloš Tsernianski, Милош Црњански , ne m’a jamais donné l’occasion de m’ennuyer au cours de ce millier de pages. Précédemment édité chez L’Âge d’Homme en 1986, on peut louer cette réimpression un peu moins de quarante ans après cette première publication pour nous permettre de découvrir une œuvre classique de la littérature serbe. L’auteur est né dans l’empire d’Autriche (Hongrie), issu du Saint-Empire romain germanique sous le règne de François 1er et Marie-Thérèse d’Autriche, contexte historique du roman. C’est à Temesvár que ses parents se sont ensuite installés : Temeswar dans le roman comme ville d’origine de son personnage principal Pavle et de la famille Isakovič plus généralement.

Il avait donc le sentiment que tous, comme lui, ressentaient la vanité de toute chose, de l’existence, de la colonisation, des migrations, des lamentions, de la procréation, là, le long du Danube.

C’est l’étude d’une époque et d’un espace très précis, l’Europe centrale de l’an 1744 à 1753, sous la perspective de la famille Isakovič : celle de Vuk puis de son fils adoptif Pavle et de ses cousins, Trifun et Kumrija, Jurat et Ana, Petar et Varvara. C’est une famille de soldats serbes : la nation serbe à cette époque n’existait pas encore, elle était aux mains des Ottomans jusqu’au XIXe siècle. L’identité serbe, en revanche, existait bien en tant que telle, la famille Isakovič s’en revendique d’ailleurs d’un bout à l’autre de leur épopée qui les mènera dans l’empire russe. Avant l’invasion ottomane, l’État serbe s’était, en effet, constitué provisoirement. Ces Serbes étaient coincés entre la domination ottomane et autrichienne du Saint Empire pour lequel ils ont combattu, mais qui les a trahis en ne reconnaissant ni leur aide, ni leur rôle. C’est cette même ingratitude de la part de l’impératrice Marie-Thérèse, plus volontiers nommée que son époux, l’empereur du Saint Empire, qui va exacerber les rancœurs et pousser ces soldats et leur famille, à l’image d’une multitude autres de familles serbes, à vouloir migrer vers une contrée et un sort qu’ils pensent meilleurs. En Russie.

Deux parties composent ce roman : la première centrée sur Vuk Isakovič, la seconde centrée autour de Pavle Isakovič, son fils adoptif. La première, longue de deux cent trente pages, nous mènera à l’ouest, jusqu’en France, la seconde jusqu’en Russie. La guerre, puis la migration, comme histoire de famille entre Isakovič et entre serbes, mal considérés, qui voient en la Russie une terre promise, idéale pour se poser et peut-être fonder une nouvelle Serbie. Les Éditions Noir sur Blanc ont cette phrase « Il faut lire Migrations comme on lit Melville ou Tolstoï, en se laissant porter par le flux des mots, la houle des phrases, le rythme sourd, obsédant, qui ponctue cette grande fresque romanesque. » Effectivement, la langue est légère, fluide, chantante, et c’est exactement pour cela que la lecture de l’épopée des Isakovič est facile et agréable, et finalement addictive dès lors que l’on s’est pris au fil biographique de Pavle Isakovič. Après des centaines de pages passées auprès de celui-ci, c’est avec un peu de tristesse que j’ai finalement tourné la dernière page de ce livre et laissé le personnage de Pavle Isakovič derrière moi.

C’est une famille de soldats, et vu le sort réservé à cet embryon de nation serbe, ce n’est pas étonnant que tous se soient destinés à combattre. Dès lors qu’ils ont fini de combattre les Ottomans, les Isakovič se rendent compte que l’empire d’Autriche n’est pas davantage enclin à céder aux Serbes un territoire propre. Un roman de guerres, sans pour autant que les détails en soient trop confus, trop nombreux, sur cette ombre de nation serbe qui naitra quelque temps plus tard, cette question qui commence à se poser au milieu d’un empire qui ne brille qu’à travers Vienne, sa capitale flamboyante et rutilante qui dissimulent la noirceur que cachent les façades de certaines maisons, de certains quartiers. Depuis 1744 jusqu’en 1753, l’auteur nous mène à travers cette Europe centrale, où Buda est encore séparée de Pest et d’Óbuda, où Temeswar aujourd’hui la roumaine Timișoara, est encore hongroise. Il nous permet de comprendre les mouvements en jeu, ceux qui sont en train de dessiner les états du début de XXe siècle (et sans jamais oublier la guerre de Yougoslavie, du siège de Sarajevo et des génocides, on comprend un peu mieux l’antagonisme des Serbes et des Musulmans). Un roman géopolitique sur tous ces mouvements de populations vers un ailleurs qu’ils rêvent bien mieux, bien plus beau, plus confortable, éblouis par les puissances voisines. 

Aux yeux de ces soldats impériaux, chamarrés et pommadés, la nation serbe restait une réalité imprécise dont il convenait de se gausser. Elle était même inconcevable pour ces hommes qui, au demeurant, n’avaient aucune raison de croire même à son existence, malgré toutes les protestations de ses représentants disant qu’elle jouissait des privilèges accordés par l’empire.

Ce roman un poil picaresque, aussi tortueux et long que le fleuve qui le traverse, le Danube, donne une vision de ce territoire européen précis, aux mains de différents empires, Prusse, Autriche, Ottomans, où les petites cultures circulent, se développent cherchent à exister parmi ces grandes entités impérialistes. Ce roman est servi par une écriture simple et élégante, recherchée et d’un auteur serbe d’abord, et européen, qui rend un bel hommage à cette nation sans pays, ni territoire, mais résolument orthodoxe et guerrière, combattante et fière. Une écriture qui aime la précision, parfois redondante, mais jamais indigeste. Et des sujets que l’on découvre très modernes, intemporels et éminemment actuels, les migrations, hier comme aujourd’hui, toujours dans l’espoir d’un avenir meilleur pour sa famille et soi. Ce roman a plusieurs facettes, toujours les conflits ethniques en arrière-fond, et les amours des uns et des autres jouent leur rôle, on le remarque lorsque le récit de Miloš Tsernianski s’épanche sur les vies intimes des cousins et frères Iors de véritables épisodes qui auraient pu constituer un seul roman par eux-mêmes.

Un roman picaresque, parce les Isakovič, Vuk comme Pavle, courent tous les deux après un pays idéal, cette nouvelle Serbie rêvée et ardemment souhaitée, pour laquelle ils ont combattu, et que l’empire leur refuse. Plus qu’à un pays qui a mis longtemps à se former et se construire, c’est davantage un esprit et une culture serbes, que Miloš Tsernianski célèbre, qui se retrouvent dans une orthodoxie fière et combattante, à l’esprit de clan et de famille solidement lié à leur sens de l’honneur. 

Miloš Tsernianski, c’est aussi

« J’ai écrit ce roman à Finchley, dans la banlieue de Londres, en 1946-1947. À une époque où ma femme et moi étions très proches du suicide. »

Inspiré par la propre expérience de l’auteur, roman d’une modernité étourdissante et au lyrisme enivrant, Le Roman de Londres suit le destin d’un exilé russe et de sa femme à Londres après la Seconde Guerre mondiale. Le prince Repnine et son épouse Nadia errent dans une ville qui les ignore, ils s’efforcent d’exister dans le désespoir de l’inappartenance. Dès le début de leur histoire se dessine la terrible voie du prince pour échapper au désespoir. Cette fatalité déterminera le cours de ce roman épique, rappelant la difficulté de l’homme à vivre dans la confusion de l’époque contemporaine.

2 commentaires sur “Migrations

Ajouter un commentaire

  1. Oh, une épopée qui a tout pour me plaire. Plus de 1000 pages pour parler d’une dizaine d’années, cela doit être fouillé à souhait, je m’en régale d’avance. Et ce sera un ouvrage idéal pour ma liseuse car je crains la tendinite sinon 😀 Heureusement il existe bien en livre numérique comme je viens de le vérifier.

    J’aime

  2. Mince pour la tendinite, je te souhaite une guérison rapide ! Je t’avoue que passé la moitié du roman, ce fut compliqué de tenir le livre en mains au fur et à mesure que j’approchais de la fin, donc la liseuse c’est une bonne idée pour tes poignets oui !

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑