Lèvres rouges, Langue verte

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Lorsque le narrateur, « Mo Yan l’écrivain célèbre », revient auréolé d’un prix prestigieux dans son village natal de Gaomi, le regard qu’on porte sur lui a changé. Il y a les joyeux profiteurs, comme ce copain d’enfance « mûri sur le tard » qui n’hésite pas à vendre des éditions pirates de ses livres aux touristes, les anciens collègues de l’usine de coton, bons vivants querelleurs croisés dans le plus simple appareil au milieu des vapeurs brûlantes des bains publics, ce cousin vaurien et jaloux qui se prend pour un grand écrivain et l’agonit de reproches ou encore l’« éminente conseillère », qu’il a connue à l’école primaire, langue de vipère qui sévit sur les réseaux sociaux et pourrit la vie du village…

Lèvres rouges, Langue verte nous plonge dans un microcosme de la Chine d’hier et d’aujourd’hui : nous côtoyons l’écrivain parmi ses personnages, pris à parti, apostrophé, se mettant en scène avec une autodérision jubilatoire, évoquant ses souvenirs d’enfance de paysan du Shandong. Avec une verve intarissable, en onze nouvelles qui se répondent, Mo Yan nous conte des histoires pleines de rebondissements, traçant d’une plume acérée les portraits de parents, voisins et amis, dans des scènes hilarantes, émouvantes ou tragiques.

Mo Yan

400 p.

Éditions du Seuil, Cadre vert

2020, 晚熟的人

Une traduction de Chantal Chen-Andro et François Sastourné

Note : 4 sur 5.

Quand Internet est né, puis quand il a eu le vent en poupe, la phrase apparue alors : « Sur le Net nul ne sait que tu es un chien », reste valable de nos jours encore.

Cette parution chez le Seuil m’a permis de lire pour la première fois de la littérature chinoise, et rien de moins qu’un prix Nobel. Mo Yan a en effet reçu le prix de littérature en 2012. Pour être claire, je ne connais pas grand-chose à la culture chinoise, ni à son histoire, ni à sa littérature. Pour dire, il m’a fallu une centaine de pages pour comprendre que le nom de famille dans, par exemple, le nom Mo Yan était la première partie, comme en coréen. De plus, lorsque vous ouvrez sa page Wikipédia, vous lisez « né le 17 février ou le 5 mars 1955 ou bien encore en mars 1956 », de quoi légèrement vous étonner. En revanche, on sait avec certitude qu’il est né dans la province du Shandong, au sud de Pékin, appartenant à la Chine du Nord. La liste de ses œuvres, composée de divers romans et nouvelles ainsi que des essais est assez longue. Ce recueil de onze nouvelles est son avant-dernière parution dans son pays, le titre français correspond à la dixième nouvelle.

Onze nouvelles agencées de manière croissante selon la longueur : nous commençons avec des textes de quelques pages jusqu’à quelques dizaines de pages pour les dernières. Le narrateur semble être un double de l’auteur d’autant que le village natal de l’auteur Gaomi est le décor de beaucoup des nouvelles. C’est donc un homme d’un certain âge, qui a grandi à Gaomi, a quitté tôt l’école pour travailler dans les champs, s’est engagé dans l’armée, est un écrivain reconnu. En revanche, il a deux frères, et non pas des sœurs comme détaillé dans certaines des nouvelles. Toutes ces nouvelles ont un cadre rural, loin des métropoles surpeuplées, c’est au milieu des champs et autres paysages de la région, dotés de Sophoras, d’étangs avec joncs et roseaux, que l’auteur fait évoluer ses novellas et ses personnages.

Première difficulté me concernant, la mémorisation des noms des personnages, d’autant qu’ils sont souvent remplacés par des surnoms, ou même simplement remplacés par un autre nom, le nom original portant alors la désignation de nom de lait. Deuxième difficulté, les liens de parenté sont parfois obscurs et ne correspondent pas à ce que nous considérons, dans notre culture européenne, comme parent. Ensuite, le système communiste administratif de Mao Zedong semble assez lourd et parfois très nébuleux, je pensais que le système soviétique l’était, mais ici, on touche à une autre sphère de la complexité obscure. Et il faut se faire à l’histoire moderne de la Chine, notamment à la Révolution culturelle (1966 à 1976). C’est évident qu’aborder des cultures très différentes des nôtres nous fait sortir de notre zone de confort, ce fut le cas, mais cela reste très enrichissant littérairement et culturellement.

Le style de la narration est assez affecté et imagé, souvent ponctué de proverbes, ce qui d’ailleurs est rendu par les noms des personnages dont je parlais plus haut, comme par exemples le forgeron et ses deux apprentis de la première nouvelle : Vieux Han, Petit Han (oncle et neveux) et le Troisième. On y découvre une société extrêmement hiérarchisée, très attentive à la place occupée par chacun dans la société, et même chez les agriculteurs, un même sens de la hiérarchie que l’on retrouve dans les familles, qui ici n’ont pas le même sens que l’on peut comprendre. Le vocabulaire du communisme chinois est quant à lui très formaliste et précis, il faut intégrer les termes, assimiler, par exemple, qu’un point-travail était une unité de calcul pour le travail fourni, ce qu’est un camp indépendant du bataillon de production et de développement.

Le soir même, alors que nous étions encore en train de souper dans la cour, Liu le Troisième, furieux, fit irruption.

« Troisième frère aîné, te voilà, tu tombes à pic, on est en train de manger. » Père s’adressa à ma sœur aînée « Man, apporte un banc pour ton troisième oncle. »

Liu le Troisième lança à l’adresse de Grand-Père  » Dis-moi, Deuxième oncle, entre nos ancêtres respectifs il n’y a pas eu d’inimitié, n’est-ce-pas ? « 

Grand-Père en resta interloqué et finit par dire  » Le Troisième, d’ou tu sors ça ? Toutes ces années, ton père et moi étions comme frères, nous sommes allés ensemble jusqu’aux monts Yimeng pour servir d’hommes de peine à la Huitième armée de route, quand j’ai eu la dysenterie , s’il n’avait pas pris soin de moi tout au long du chemin, on aurait jeté dans un ravin la poignée d’os que j’étais devenu. »

Mais les comportements et les sentiments humains restent les mêmes, moquerie et méchanceté d’un groupe d’enfant envers un plus faibles, ils sont seulement décrits de façon différente par la complexité des normes sociaux, de l’importance de cette famille au sens élargie du terme, des valeurs portées plus lourdement sur les lignées familiales, sur leur histoire et toutes les références culturelles afférentes. Des jaloux, des rapiats, des hommes vénaux. Les récits ne sont pas sans humour, même si celui-ci est distillé très parcimonieusement à travers des traits de dérision ou de sarcasmes. Et c’est ce qui caractérise aussi cette écriture, toujours très noble et élégante, loin de toute vulgarité excepté lors de certains dialogues et du langage parlé alors usité, les caractères des personnages décrits avec beaucoup de circonspection (ce que j’admire), les faits un peu triviaux racontés avec fierté, comme cette nouvelle qui évoque un pétomane en puissance, Chang Lin. Des histoires de villageois, d’amitiés, d’amour, des vies qui essaient de s’en sortir, ces onze nouvelles sont idéales pour une première approche de la littérature chinoise, pour une immersion dans l’immensité de ce pays dont nous n’avons pas forcément les codes : au-delà des règles sociales très figées, les traits de caractère sont universels, et l’on rencontre les mêmes rapports, des réactions identiques, en occident ou en orient, les mêmes trahisons entraînent les mêmes conséquences. Onze nouvelles qui permettent de constater l’évolution de la société chinoise, depuis 1950 jusqu’aux années actuelles, de la ruralité absolue à une autre forme de ruralité, qui malgré la censure du World Wide Web imposée à la population chinoise, possède également smartphones et autres geekeries. Il faut dire que depuis la première nouvelle mettant en scène les forgerons qui battent le métal à la force de leurs bras et de leur masse, on évolue doucement vers ces nouvelles technologies, le WeCha, l’utilisation du QR Code et à toutes les subtilités de l’utilisation d’Internet.

De la tragédie, de simples anecdotes, l’auteur dessine un double de lui-même pour reconstituer des vies certes fictives, mais que l’on devine calquer sur la réalité, des individus noyés dans la collectivité et la collectivisation forcée. Il ne faut pas se cacher qu’un temps d’adaptation est nécessaire, et peut-être avoir la curiosité d’aller consulter Internet pour avoir des réponses aux questions qui peuvent se poser, dans le genre, à quoi correspond « la fin de l’année du cochon de terre ». Ma nouvelle préférée est l’avant-dernière, la nouvelle éponyme, qui présente une mégère patentée, avec un côté dramatique indéniable, que l’on retrouve bien souvent dans les nouvelles, mais toujours relayé par une voix narratrice toujours un peu narquoise dans le fond. Car il y a toujours, en arrière-plan, une sorte de morale sous-jacente en fin de compte ou les mauvais traits et actions des protagonistes trouvent une fin de non-recevoir plutôt satisfaisante.

En fin de compte, ces nouvelles sont un bon moyen d’avoir un premier aperçu d’une Chine rurale, qui en 50 ans, a énormément évolué, mais dont les codes sont encore ancrés dans un traditionalisme gravé dans le marbre. Dommage que le titre original (cf google trad « C’est une floraison tardive »), traduit littéralement en anglais (A late bloomer), ne l’ait pas été en français également : puisque si l’on en croit un article du webzine World Literature Today, l’auteur a voulu mettre en valeur les talents de chacun de ses personnages, encore enfouis pendant leur jeunesse, qui se mettent à éclore tardivement.

Mo Yan, c’est aussi

Au canton nord-est de Gaomi, le pays littéraire de Mo Yan, les histoires deviennent paraboles et légendes. Chien blanc et balançoire est le premier récit ainsi ancré dans sa terre, dans les souvenirs de sa jeunesse. Très vite, d’une nouvelle à l’autre, il mène son lecteur dans un monde outré, violent, souvent décalé, où le comique grossier fait, paradoxalement, surgir une étonnante finesse de sentiments. De La Femme de Commandantà Grande Bouche (la « grande gueule » de Mo Yan en jeune narrateur), il nous fait rire aux larmes, rêver, et comprendre la dure réalité de son temps.

Un officier rentre au village. « Sous une pluie battante, je gravis la digue de la rivière de mon pays natal. En me retournant, je vois l’arrière de l’autocar qui s’éloigne silencieusement en cahotant dans un nuage de fumée noire. Il disparaît en un clin d’œil. Aucune trace de vie humaine. » Alors qu’il s’engage sur le pont, une voix l’appelle, du haut d’un saule, sur la rive. C’est un ami d’enfance et compagnon d’armes…

Entre ciel et eau, de plus en plus près de la cime surplombant la rivière en crue, les deux amis évoquent leur enfance paysanne, la vie de caserne, leurs amours contrariées et les combats où, partout, la farce le dispute au tragique. La rive est fleurie, envahie au soir de lucioles magiques, tandis que l’attente entre ciel et eaux n’en finit pas. Où le destin conduit-il les amis ?

4 commentaires sur “Lèvres rouges, Langue verte

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  1. Je viens de lire un roman chinois que j’ai au contraire trouve hyper accessible (chronique à venir prochainement), mais la thématique et le milieu étaient tout à fait différents, ce qui joue sûrement. Mo Yan a l’air très intéressant mais je le réserverai pour des moments de lecture bien concentrée.

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