Limonov ~ Лимонов

Emmanuel Carrère, Editions Folio, 489 p.

Prix Renaudot 2011

 

« Limonov n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine: idole de l’Underground soviétique sous Brejnev: clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan; écrivain branché à Paris; soldat perdu dans les guerres des Balkans; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud: je suspends pour ma part mon jugement.

C’est une vie dangereuse, ambiguë: Un vrai roman d’aventures. C’est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »

(résumé de la quatrième de couverture de l’édition Folio)

 

 

LIMONOVV

« Il ne veut pas d’une vie honnête et un peu conne, mais d’une vie libre et dangereuse: une vie d’homme »

« La seule vie digne de lui est une vie de héros, il veut que le monde entier l’admire »

 

limonov

 

 

          Édouard Veniaminovitch Savenko dit Limonov Эдуард Вениаминович Лимонов. J’ai eu la chance de gagner ce livre à l’occasion d’un concours organisé par @theunamedbookshelf sur Instagram. De Limonov j’ignorais tout. D’Emmanuel Carrère, j’avais eu l’occasion de lire D’autres vies que la mienne il y a quelques années, qui m’avait laissé une impression assez marquante. Ce récit poignant de la perte de la belle-sœur du narrateur mise en parallèle à celle de l’enfant d’ un couple de leur connaissance lors du tsunami de 2004 au Sri Lanka m’a, à certains moments, profondément touchée. La perte d’un enfant, d’un proche, est de ces douleurs qui laissent difficilement indifférents et qui rentrent souvent en résonance avec d’autres histoires toutes aussi tragiques que celle-ci. En substance, je savais que l’écriture de Carrère ne me déplairait pas et c’est donc qu’avec des à-priori positifs que j’ai débuté la lecture de ce récit à teneur biographique.

 

Qui est Limonov?

           Aventurier, poète, dissident, journaliste, romancier, homme engagé, polémiste…A vrai dire, j’aurais beaucoup de mal à attribuer à Limonov un seul qualificatif juste, précis. En effet, la difficulté à cerner cet homme va de pair avec la complexité de sa personnalité et à la tortuosité de son parcours de vie. Ce récit de presque cinq cents pages a été plus qu’une découverte pour moi, je parlerais, sans doute avec une pointe d’exagération, d’une véritable révélation. Ce récit se présente de la façon suivante: il est constitué d’un prologue suivi de la biographie en elle-même découpée en neuf parties selon les principaux lieux de vie de Limonov, qui se concluent en un épilogue. Emmanuel Carrère par le biais de son prologue plante le décor de la Russie à la veille des élections présidentielles de 2008 (lesquelles ont vu la victoire de Dmitri Medvedev, « homme de paille » de Poutine) au sein du milieu de l’opposition au Tsar. A cet égard, il y évoque l’assassinant de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, l’ancien grand maître international Garry Kasparov et la commémoration annuelle en hommage aux victimes de la prise d’otage de 2002 au théâtre de la Doubrovka: laquelle s’est non seulement ensuivie de l’exécution des assaillants par les forces spéciales russes mais de la mort des cent cinquante spectateurs, gazés au même titre que leurs agresseurs (pourquoi se compliquer la vie ??)

          Le point commun à tout cela? Comme eux, farouche opposant à Vladimir Poutine, Limonov fut anciennement à la tête d’un parti politique dissident, puisque interdit en 2007: le parti national-bolchevik créée en 1992. Parti qu’Anna Politkovskaïa a âprement défendu lors de son vivant. Limonov, dans la lignée de son engagement politique, et tout en mettant peu à peu de côté son activité littéraire, a fondé par la suite un autre parti L’Autre Russie, qui n’existe plus aujourd’hui, et depuis lors, le mouvement pacifiste Stratégie 31, se référant à l’article de la constitution ( garantissant le droit de manifester), et dont l’activité principale est de manifester les 31 de chaque mois, cela toujours en opposition directe à la gouvernance de Vladimir Poutine.

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Limonov devant l’emblème du parti national-bolchevik

          Emmanuel Carrère a rédigé son prologue sous la forme de présentation succincte du personnage de Limonov, et de son contexte politique, tout en avertissant subrepticement son lecteur: loin d’être un personnage lisse, Limonov est une personnalité controversée, qui fut à la tête d’un parti tout aussi controversé, au nationalisme plutôt exacerbé et à la symbolique discutable. De plus, ses accointances avec certaines têtes pensantes serbes pendant la guerre de Yougoslavie (Radovan Karadžić, Željko Ražnatović dit Arkan), sont clairement annoncées dès cette introduction de sorte que le lecteur, en tout cas celui qui ignore tout de Limonov (et c’était mon cas), soit assuré que la reconstitution de la vie du dissident sera la plus objective possible. En tout cas, j’ai pris cela comme une sorte de mise en garde pour que le lecteur ne s’attende pas à lire le portrait d’un héros propre sur lui, convenable et irréprochable.

          Les pages que j’ai préférées entre toutes sont celles qui narrent les années d’adolescence, en Ukraine, et de jeune adulte, à Moscou, pendant les années Khrouchtchev, lesquelles sont les années de démantèlement de l’administration stalinienne, et les années Brejnev qui laissent place à une stalinisation bien molle: on assiste en effet à la construction du caractère et de la personnalité hors du commun de l’homme que sera Limonov.

Le poète voyou

          Fils d’officier, Limonov est très vite déçu par l’image de son père, dont il se rend compte qu’il n’est qu’un petit militaire parmi d’autres, et il aspire ainsi à une vie loin de la monotonie et simplicité des habitants de Saltov. De fait, il décidera d’emprunter une autre voix pour devenir quelqu’un. Parce que pour s’imposer, il n’hésitera pas à tout tester et à se définir lui-même comme un voyou, un hors-la-loi, dès cette époque. En grand lecteur de littérature, surtout étrangère, et de poésie russe, c’est par cet art qu’il commencera à emprunter les chemins de l’écriture. Entre errances et virées avec ses amis voyous, et concours de poésie, il devient fondeur en usine et s’ennuie vite dans cette vie morne et sans sel. Après une tentative de suicide raté, il plonge dans le milieu des artistes décadents de Kharkov, où circulent notamment en sous-main les œuvres de      Boulgakov et Mandelstam.

          L’ordre et la bienséance, ce n’est pas ce qui le caractérise le mieux. D’ailleurs, Emmanuel Carrère insiste sur ce trait de caractère, qui donne toute sa force au personnage: c’est un homme orgueilleux mais aussi âpre, coriace, froid, qui a peu de valeur pour la vie humaine et qui n’a que peu de considération pour la souffrance d’autrui; Pour autant, il est décrit comme quelqu’un sur qui on peut compter et qui, dès le moment ou l’on sollicite son aide, fera tout pour aider son interlocuteur. C’est un homme implacable mais aussi emprunt de sa propre importance et du rôle qu’il aura à jouer dans la société quelle qu’elle soit.

« Ce mélange de mépris et d’envie ne rend pas mon héros très sympathique, j’en ai conscience, et je connais à Moscou quelques personnes qui, l’ayant côtoyé à cette époque, se rappellent un jeune homme imbuvable. Ces mêmes personnes reconnaissent toutefois que c’était un tailleur habile, un poète de grand talent et, à sa façon, un type honnête. Arrogant, mais d’une loyauté à toute épreuve. Dépourvu d’indulgence, mais attentif, curieux et même secourable. (…) Même d’après ceux qui ne l’aimaient pas, c’était quelqu’un sur qui on pouvait compter, quelqu’un qui ne laissait pas tomber les gens. »

           Et c’est la conscience de sa propre importance qui l’amènera à s’exiler aux Etats-Unis, à New-York, puis en France, à Paris, loin de la vie miséreuse qui attend ses compagnons en Russie, pense-t-il. Aussi dure cette période ait été pour lui ( sa femme le quittera, il finira domestique d’un millionnaire après avoir fricoté avec la bonne uniquement par intérêt), elles assisteront à la naissance de son œuvre narrative, le roman qu’il n’arrivera dans un premier temps pas à faire publier là-bas mais en France, par le biais d’une petite maison d’édition. C’est au début des années 90 que Limonov passera ensuite quelques mois au cœur du conflit yougoslave, au côté des dirigeants serbes.

          On ressent clairement à travers ce texte toute l’admiration qu’Emmanuel Carrère porte à cet iconoclaste russe, mais pas seulement. Il s’attache également à mettre en exergue toute l’ambiguïté du personnage qui vogue toujours entre deux eaux, qui n’a pas peur de revendiquer son attachement aux extrêmes – on se rappellera que les membres de son parti national-bolchevik n’ont d’autre nom que celui de nasbol…- de son côté provocateur – on se rappellera le titre du roman issu de son expérience américaine Le poète russe préfère les grands nègres. Carrère n’hésite pas non plus à avouer la répulsion que ce communiste convaincu a pu provoquer en lui à certains moments. Evidemment, ce récit n’a rien d’objectif, même dans ses côtés les plus sombres, j’ai ressenti qu’Emmanuel Carrère aurait pu l’accabler bien plus qu’il ne l’a fait. Au-delà même de la subjectivité de l’auteur, j’ai personnellement été fascinée par la vie de ce dissident: la description de sa jeunesse agitée sur fond de ville stalinienne, grisâtre et triste de la république soviétique d’abord puis de son passage à Moscou au sein des milieux littéraires underground ensuite était passionnante. Emmanuel Carrère a su parfaitement transcrire la vision de cette vie morne que Limonov s’est efforcé de fuir mais à laquelle paradoxalement il attache le plus de valeur.

          En effet, bien loin des valeurs du libéralisme et du capitalisme américain (auxquels il semble pourtant qu’il n’aurait pas hésité à vivre avec si seulement il avait réussi à faire fortune), il reste fidèle sa vie entière aux valeurs collectivistes et socialistes du régime communiste et encore plus stalinien. Lui, si indifférent à la vie humaine dans sa globalité, reste étroitement attaché à cette notion d’égalité sociale fédérée par ce système totalitaire. Lors de ses confrontations, directe ou indirecte, à quiconque ayant plus de succès que lui sera une source de blessures narcissiques pour lui. D’ailleurs, Carrère le taquine en insistant sur le fait que s’il abhorre Poutine, c’est que simplement celui-ci se trouve à la tête de la république fédérale de Russie, ce qu’il aurait ardemment souhaité, car au final leurs idées nationalistes se rejoignent, notamment celle du regret d’un grand état russe, tel qu’il était sous Staline. Limonov fait partie de ces gens qui ont su évoluer durant toute leur vie, son sentiment de répulsion envers l’homme musulman qu’il a affiché pendant la guerre de Yougoslavie, s’est transformé en bienveillance lors de la découverte des pays d’Asie centrale, période pendant laquelle, du reste, il a découvert le Yoga, qui lui a permis de mieux supporter ses années d’incarcération (injustes?). La vie de cet homme, cet artiste, m’a fascinée car il incarne et témoigne d’une Russie qui est passée du totalitarisme Stalinien à la démocratie selon Poutine (ahah!) en passant par la déstalinisation Khrouchtchévienne, la perestroïka de Gorbatchev et la transformation de l’économie socialiste en économie de marché sous Eltsine. Cette richesse, ces douleurs, ces combats, il avoue que cela constitue la grandeur de l’âme russe, la grandeur de la sienne peut-être. Limonov a toujours vécu chichement et le confort ne fait donc pas partie de ces privilèges qu’on peut lui accorder à lui ainsi qu’à la majorité de ses concitoyens. Sa recherche perpétuelle d’un idéal, qu’il lui soit propre ou collectiviste, sa position de combattant qu’il veut se donner me paraît incarner, qu’on le veuille ou non, celle parfaitement la grandeur d’âme de cette Russie aux anti-héros dostoïevskien qui sont devenus atemporels. Limonov est un personnage qui, malgré tout, force l’admiration. Peu de personnes peuvent se vanter d’avoir traversé la Russie pour finir dans la misère à New-York, abandonné par sa compagne d’exil, ses dernières illusions piétinées par ses échecs successifs, à écrire consciencieusement chaque jour sur un banc new-yorkais, affamée, l’histoire de sa vie. Je vais de ce pas me procurer ses écrits, pour prolonger ma découverte de l’homme.

          Un dernier mot sur le contexte dans lequel Limonov a évolué: au-delà même de la personnalité de notre sujet, ce récit laisse place également à de nombreuses anecdotes sur quelques écrivains soviétiques de l’époque, et c’est ce qui m’a plu: on voit fréquemment resurgir Soljenitsyne, peut être l’auteur qui est omniprésent à travers le récit, et le contexte dans lequel son Une journée d’Ivan Denissovitch est publié. De même, Carrère profite du départ de Limonov et Elena pour les Etats-Unis, pour rappeler les conditions d’envoi en exil de l’auteur de L’Archipel du Goulag, sans oublier de comparer la façon de chacun de vivre son exil au pays de l’oncle Sam. Joseph Brodsky, poète russe issu de la même génération que Limonov, occupe une place particulière puisqu’il constitue une sorte de figure de comparaison pour le dissident, qu’il considérera avec un certain mépris mêlé d’envie, car Brodsky réussira à atteindre une renommée et un niveau de vie que Limonov aura bien du mal à égaler.

           A la veille des élections présidentielles russes, j’avoue que cette lecture a été particulièrement instructive, notamment le prologue qui situe l’action en 2008. Parce qu’on se rend compte que la situation n’a pas tellement changé depuis, aujourd’hui face à Poutine qui se représente pour la 4ème fois consécutive, l’opposition est jusqu’à présent réduite à peau de chagrin: l’éviction du candidat d’opposition principal Alexeï Navalny, qui vient de voir sa candidature rejetée par la commission électorale centrale, n’est pas sans rappeler l’abandon de Gary Kasparov aux présidentielles de 2008 ou même l’éviction de Limonov, qui a bien tenté de se présenter aux dernières élections de 2012! Si vous ne connaissez pas encore le personnage, je ne peux que vous conseiller la lecture de ce livre, passionnant du début à la fin.

« Il a dix ans quand Staline meurt le 5 mars 1953. Ses parents et les gens de leur génération ont passé dans son ombre leur vie entière. A toutes les questions qu’ils se posaient, il avait la réponse, laconique et bourrue, ne laissant aucune place au doute. Ils se rappellent les jours d’effroi et de deuil qui ont suivi l’attaque allemande de 1941, et celui ou, sortant de sa prostration, il a parlé à la radio. S’adressant aux hommes et aux femmes de son peuple, il ne les a pas appelés « camarades », il les a appelés « mes amis ». « Mes amis »: ces mots-là, si simples, si familiers, ces mots dont on avait oublié la chaleur et qui dans l’immense catastrophe caressaient l’âme, ont compté pour les Russes autant que pour nous ceux de Churchill et De Gaulle. Tout le pays porte le deuil de celui qui les a prononcés. Les enfants des écoles pleurent parce qu’ils ne peuvent pas donner leur vie pour prolonger la sienne. Édouard pleure comme les autres »

Ma note: ♦♦♦♦♦

 

Quelques œuvres d’Édouard Limonov:
Le poète russe préfère les grands nègres, 1980
Journal d’un raté, 1982
Autoportrait d’un bandit dans son adolescence, 1985
Le Livre de l’eau, 2014

 

Pour en savoir plus…

Tout sur Limonov  : Site internet relativement complet sur Limonov

Interview d’Ardisson (1989)

Interview du Point (2011)

 

 

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