Le violon du fou

Selma Lagerlöf, Editions Actes Sud, 150 p.

En herrgårdssägen (1899)

Ma note ♦♦♦◊◊

 

À Upssala, au nord de la capitale suédoise, Gunnar Hede, étudiant peu zélé, consacre tout son temps libre à s’exercer au violon. Il est également propriétaire du domaine familial de Munkhyttan suite à la mort de son père. Le fils de l’un de ses métayers lui rend visite un matin afin de l’exhorter à sauver le domaine – ainsi que sa famille – qui était anciennement la source de la fortune domestique, en plein dépérissement à cause des mines de fers en fin d’exploitation. Une fois rentré chez lui, il décide de prendre la route et de se vouer au colportage, dans les traces de son aïeul, afin de gagner de quoi entretenir Munkhyttan. Il rencontre Ingrid, jeune orpheline, faisant d’abord partie d’une troupe de saltimbanques puis adoptée par un pasteur et sa femme. Tout déraille le jour où il décide de d’acquérir un troupeau de chèvres, et que celles-ci meurent toutes. À partir de là, Gunnar commence à perdre la tête, à sombrer dans la folie et oublie progressivement les raisons de son expédition.

          Je continue ainsi dans la série femmes de lettres, mais cette fois-ci, on quitte le XXe siècle pour revenir à peine un siècle en arrière: nous voilà face à Selma Lagerlöf, première femme à avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1909 et à entrer à l’Académie suédoise en 1914. Ce roman Le violon du fou a été publié en suède en 1899 et il aura fallu près d’un siècle pour qu’une maison d’édition le fasse traduire en français en 2001.

         Quel drôle de récit que celui-ci, quelle tristesse! Gunnar Hede est un jeune homme sensible qui a tout du garçon sympathique, quoique très rêveur, idéaliste et excessivement naïf. Peu à peu, il perd tout, son violon, son domaine, sa fiancée, ses chèvres, sa tête, comment ne pas le prendre en pitié? Effectivement, dans ce récit extrêmement court, à peine cent quarante pages, Selma Lagerlöf ne s’embarrasse pas de grandes emportées exaltées, un trait qui caractérise certains auteurs du mouvement romantique où les encyclopédies littéraires ont décidé de la ranger. Le violon, et ses envolées lyrique, est là pour instiller cette atmosphère mélancolique, presque dramatique. Ainsi que ce personnage dont la sensibilité et l’intégrité l’entraînent dans les abîmes insondables de la folie.

Il ne lui servait à rien de se souvenir de la force qui était la sienne (…).

          La folie représente, il me semble, une des plus grandes tragédies intimes, celle qui touche le plus profondément l’homme. Car Gunnar, exemple parmi tant d’autres en littérature, expérience ici la perte la plus rude qui soit, la perte de lui-même, la perte de son nom, après celle de sa fiancée, de son violon, de ses bêtes, de sa crédulité, de son insouciance. Le besoin impérieux d’argent pour conserveur la seule chose qu’il lui restait, le domaine familial et par la même occasion l’instabilité de la situation financière de sa mère, a fini par tourner à l’obsession: la vente de sa marchandise devient l’unique but de sa vie. Jusqu’à l’élément déclencheur, la perte de ses bêtes. Mais comment expliquer un tel changement de personnalité, lui qui a désormais peur de chaque quadrupède qu’il croise? Comment une telle atteinte à son intégrité, à son moi profond est-elle possible? Ayant perdu toute faculté à raisonner, Gunnar est ironiquement devenu le Bouc, qui a perdu par la même occasion toute faculté à communiquer: il est devenu un être errant, dont la folie a complètement gommé son énergie vitale, l’a complètement dépersonnalisé, et l’a laissé vide comme une coquille. Seul son violon, son précieux instrument, d’ailleurs l’objet du roman finalement puisqu’il s’agit du violon du fou et non pas le fou et son violon, réchappe de ce cataclysme. Le violon a pris vie au détriment de son propriétaire.

Le violon était inquiet et craignait ce qui avait remué dans le cercueil.

          Mais Gunnar n’est pas seul sur ce chemin de croix: il est accompagné d’Ingrid une jeune fille orpheline, qui vivait, tant bien que mal, chez le couple qui l’a recueilli, et qui, elle aussi de son côté, va faire l’expérience d’une profonde et radicale remise en question de son existence. Selma Lagerlöf instaure la folie comme une sorte de mort temporaire, une étape transitoire, dont les deux jeunes gens feront l’expérience. Il est question de deux renaissances, au sens métaphorique du terme, deux retours à la vie: une régénération d’un soi-même transformé, grandi.

Un instant, elle eut l’impression de voir rêve et vie se tenir côte à côte et rivaliser pour la consoler. Le rêve, plein de soleil et de sourire, déversait sur elle la béatitude de l’amour pour la rendre gaie. Et la vie pauvre, difficile et laborieuse se teintait de gentillesse pour montrer qu’elle ne voulait pas lui être aussi défavorable qu’un moment plus tôt on aurait pu le croire.

          Ce roman a de grandes allures de conte, philosophique, fantastique, un mélange des deux, ne serait-ce que par la longueur du texte. On y retrouve également quelques motifs typiques du monde-là: les personnages (le héros qui porte un surnom d’animal, la petite fille, la vieille femme au milieu de la forêt, la marâtre que la petite fille fuit parce que moins aimée que les enfants naturels, les êtres imaginaires – trolls), le schéma narratif, le merveilleux (le château ensorcelé, etc). Et, surtout, cette atmosphère fantasmagorique qui confère au périple du Bouc et de sa jeune compagne de route une certaine forme d’onirisme. J’ai particulièrement apprécié cette collusion ente réalité et rêve, rêverie, Gunnar vs le Dalécarlien, le Bouc, un motif récurrent en littérature. Cet onirisme-là sert à la fois à souligner, et peut être atténuer, la tragédie de la condition de ces deux jeunes gens, en perte totale de repères, condamnés à errer dans un monde qui n’est visiblement pas le leur. Leur rencontre est opportune puisque leur solitude, et le mal-être qui les assaille, font qu’ils se complètent: d’une part, Ingrid pleine de vie tout autant que jeune fille spectrale et d’autre part Gunnar l’étudiant et le Bouc.

          Au niveau de l’atmosphère fantastique, ce récit n’est pas sans rappeler, à mes yeux en tout cas, à d’autres récits, d’autres auteurs que j’aime lire, Edgar Allan Poe, Théophile Gautier. Finalement la dimension onirique de ce conte n’est pas aussi plaisante qu’elle semble l’être car c’est bien dans leur réalité que Gunnar retrouve sa réelle identité, qu’Ingrid n’est plus cette ombre qui semble constamment être sur le point de faillir. La paix ne peut être trouvée que dans ce monde-là, loin de la fantasmagorie des rêves.

         Le traitement de la folie, la façon dont sont considérés les individus qui ont le malheur de sortir du lot est à la fois très touchant et déstabilisant, pas vraiment différent du traitement qui est réservé aujourd’hui à ceux qui ne rentrent pas dans le moule de la « normalité ». C’est un conte écrit d’une bien jolie façon, qui a pour point d’appui la folie et le basculement dans la déraison. Conte philosophique, conte fantastique, l’auteure joue du folklore suédois pour dénoncer les vicissitudes qu’en tant que conteuse populaire elle a pu relever en étudiant les siens et en réempruntant aux mythes de sa région natale, la province de Värmland, située à l’ouest du pays.

          L‘art de Selma Lagerlöf qui est celui de remettre à jour le modèle littéraire du conte est un pari réussi, en revanche il sera peut-être moins évident de l’apprécier tout en dégageant tous les enjeux de son écriture, il m’a fallu une bonne relecture pour mieux assimiler la portée de son récit, la profondeur de sa réflexion. Utiliser ce mode de récit en mettant à l’honneur sa culture populaire est, à mes yeux, une habile façon pour dénoncer le matérialisme ambiant en affichant, sur un mode métaphorique, son inanité. Le motif de la folie pour transmettre le message de son conte est décidément intemporel et même avec nos yeux de lecteurs du XXIe siècle, ce mal que la conteuse dessine colle parfaitement à l’air de notre temps, là où les troubles mentaux ne sont qu’un épiphénomène parmi d’autres de la manifestation du mal-être grandissant de notre société. En tout état de cause, le terrible coup du sort de Gunnar Hede donne à réfléchir.

Ingrid et la mère Anna Stina marchaient dans les bois sombres. Elles marchaient depuis quatre jours et avaient dormi trois nuits dans des bergeries. Ingrid était épuisée, son visage était d’une pâleur transparente, ses yeux creux brillaient de fièvre. La mère Anna Stina jetait de temps à autre à la dérobée un regard inquiet sur elle et priait Dieu qu’Il maintienne les forces de la jeune fille, afin qu’elle n’aille pas s’affaisser sur une touffe de mousse avec l’idée d’y mourir. Régulièrement aussi, la vieille ne pouvait s’empêcher de regarder derrière elle d’un œil farouche. Car elle avait la désagréable sensation que la Faucheuse les suivait dans la forêt pour reprendre celle que les paroles du pasteur et les pelletées de terre lui avaient offerte.

La mère Anna Stina était petite et trapue, avec un grand visage carré si plein de sagesse qu’il en devenait beau. Elle n’était pas superstitieuse, elle habitait seule sans craindre ni les trolls ni les mauvais génies des bois mais, marchant là à côté d’Ingrid, elle sentait, aussi nettement que si on le lui avait dit, qu’elle côtoyait quelqu’un qui n’appartenait pas à ce monde. Et cela elle l’avait perçu dès qu’elle avait découvert Ingrid chez elle le lundi matin.

Si elle n’avait pas regagné sa maison le dimanche soir, c’était qu’au presbytère la maîtresse de maison était tombée gravement malade, et mère Anna Stina savait si bien s’occuper des malades qu’elle était restée pour la veiller. Toute la nuit, elle avait entendu l’épouse du suffragant répéter dans son délire qu’elle avait vu Ingrid revenir. La vieille, cependant, n’en avait pas cru un mot.

Et, quand enfin elle était rentrée chez elle et y avait découvert la jeune fille, la vieille voulut sans tarder retourner au presbytère pour leur dire que ce n’était pas un fantôme qu’elles avaient vu. Pourtant, quand elle avait informé Ingrid de son projet, cette dernière s’était montrée si affolée que la mère Anna Stina n’avait pas osé mettre son projet à exécution. La vie avait presque quitté la jeune fille, comme la flamme d’une bougie prête à s’éteindre dans un fort courant d’air. Elle aurait pu mourir aussi facilement que cela arrive à certains oiseaux en cage. La mort était sur les traces de cette fille, et il fallait veiller sur elle avec énormément de douceur pour qu’elle reste en vie.

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