Une fois (et peut-être une autre)

Le 7 novembre 1999, l’allemand Wim Wertmayer publie son unique roman intitulé Une fois (et peut-être une autre) mettant en scène un pan de vie d’un individu sans identité, néanmoins surnommé Le Sec, au sein d’une ville toute aussi anonyme. Le 8 novembre 1999, l’écrivain uruguayen Joaquin Chiellini publie exactement le même roman, identique à la virgule près, jusqu’au titre. Et pourtant, les deux auteurs semblent n’entretenir aucun lien. C’est Guillermo Hortado, critique littéraire autodidacte uruguayen, rédacteur d’une analyse du roman de Chiellini, qui va découvrir l’existence de ce double littéraire allemand. À partir de là, les coïncidences s’enchaînent, et c’est avec stupeur que les critiques respectifs des deux œuvres vont découvrir que leur exégèse se ressemblent étrangement. Mais les surprises ne s’arrêtent pas là. Et les questions qui découlent de ces improbables hasards ne font que s’accumuler.

Kostis Maloùtas

Editions do

128 p.

μια φορά (και ίσως κι άλλη μία), 2015

Ma Note

Note : 5 sur 5.

Ce court récit au titre pour le moins cocasse fait partie de ces romans, protéiformes, qui sont difficilement classables. Non pas qu’il soit difficile à lire ou ennuyeux, bien au contraire, Kostis Maloùtas, l’auteur grec s’amuse à brouiller les codes de la fiction et se prend à jouer avec son lecteur. C’est donc un premier roman plutôt hors-norme, pourtant publié en France après que sa seconde œuvre l’a été si l’on en croit sa maison d’éditions française, Les Éditions Do. Très peu de choses restent connues de l’auteur, dont le nom et l’œuvre restent encore bien confidentiels. Si Kostis Maloùtas est effectivement grec, ne vous attendez pas à ce que le récit se passe dans la république hellénique, l’écrivain ayant choisi d’ancrer son histoire dans pratiquement les quatre coins du globe – Uruguay, Allemagne, France, Canada – sauf dans son pays natal.

Pourtant, c’est un bouquin qui mérite que l’on s’y arrête et prenne un moment pour le lire. D’autant qu’avec ses 128 pages, vous n’aurez guère le temps de vous lasser. Car sa trame narrative est pour le moins diablement ingénieuse et l’auteur l’a exploitée de façon intelligente et avec esprit. Premier point notable, ce texte n’est qu’une longue succession de paragraphes et ne comporte aucun type d’interruption, au moyen de chapitres ou de parties, pas la moindre trace de subdivision. Pour autant, cela n’alourdit pas la lecture du roman puisque l’auteur a su éveiller l’intérêt du lecteur dès les premières lignes, qu’il prend bien soin d’entretenir tout au long de sa narration. Kostis Maloùtas a, en effet, choisi de ne pas simplifier la tâche de son lecteur en bâtissant un récit sans structure aucune mais qui est par contre truffé d’effets de miroirs et de mises en abyme, de jeux de symétrie et parallélisme. Car le lecteur se voit attribuer une place beaucoup plus significative que dans toute autre œuvre de fiction.

Voilà un roman, on s’en rend compte au fur et à mesure de notre lecture, qui se raconte lui-même et qui mène en partie une réflexion sur sa propre existence, comme si l’œuvre échappait aux mains de son auteur à partir de l’intervention du lecteur qui découvre et s’approprie le roman. Le thème du roman, celui de deux ouvrages identiques écrits par deux plumes différentes, et publié par deux éditeurs distincts se révèle être un véritable sujet d’expérimentation par notre auteur hellénique: avec quelle surprise ne découvre-t-on pas que le titre de notre roman Une fois (et peut-être une autre) est également le titre des deux romans dont nous parle Kostis Maloùtas! Au fur et à mesure que ce dernier s’emploie effectivement à expliciter les circonstances de ce incroyable hasard, et le synopsis de ce double roman, son propre récit devient de plus en plus sibyllin à mesure que les pages défilent sous nos yeux ébahis. Et nous voilà, simple lecteur, à essayer de dénouer les fils de ce livre que notre auteur a, pour son plus grand plaisir on le ressent, soigneusement entremêlés.

La vie du Sec n’avait pas de point culminant, peut-être parce que rien n’oblige une vie à présenter un déroulement palpitant, ni une conclusion totalisante, et s’il ne faisait guère de doute qu’enfant, ou adolescent, il n’aurait pu imaginer ni prévoir nombre des épisodes qui devaient se produire dans le temps réel de la narration, il était certain qu’au moment de sa mort, il ne gardait de la plupart qu’un souvenir diffus.

Effectivement, notre Une fois (et peut-être une autre) ne contient ni point culminant, ni conclusion fermée, loin de là, et pas le moindre rebondissement ; c’est ce qui fait l’intérêt de ce roman hors du commun, qui passe outre les codes narratifs habituels. En plus d’avoir sa propre vie, le lecteur est activement impliqué dans la narration de Kostis Maloùtis. Il parachève l’œuvre dont l’artiste s’est détaché, en lui donnant tout son sens, indépendamment des intentions de son créateur. Le lecteur, moi, vous, nous, sommes ainsi dévoyés à la tâche de donner un sens à ce récit, de créer nous-mêmes, involontairement une structure à récit, qui n’en a aucune, rappelons-le. Ce que je n’ai pas manqué de faire de mon côté. Ce récit peut, selon moi, en deux parties distinctes, la première qui a pour fonction de relater la trame des deux romans, la seconde, moins descriptive, me semblant plus plaisante et digne d’intérêt que l’autre, qui s’épanche sur les conséquences de la découverte de Guillermo Hortado. Dernier point mais non des moindres, le romancier fait appel au sens visuel du lecteur puisque un dessin de points à relier est intrinsèquement relié à la narration, celui-là même qui orne la première de couverture. Figure indéfinissable, assez remarquable, tout à fait dans le ton de l’œuvre, puisque même si à première, et rapide il est vraie, vue elle comporte une certaine de dose de symétrie, il n’en reste pas moins qu’après un examen plus appuyé, cette impression de symétrie est moins flagrante qu’il n’y paraît. Encore une fois, à nous de lui donner du sens.

Ce roman offre de multiples pistes de réflexion sur la littérature, sur le monde de l’édition, mais pose aussi la question de l’inspiration de l’écrivain. Interrogations ouvertes auxquelles naturellement Kostis Maloùtas prend soin de ne pas apporter de réponse toute faite en laissant son lecteur libre de mener sa réflexion dans le sens qu’il le souhaite. Outre la difficulté de pouvoir donner un sens à cette énigme de cent quatre vingts pages, notre habile auteur nous amène à nous poser la question de la singularité et l’unicité de chaque oeuvre fictionnelle composée. En nous déployant le temps de quelques dizaines de pages une synthèse détaillée de l’œuvre de ses deux auteurs, uruguayen et allemand, pendant laquelle il prend soin de préciser que la particularité de l’ouvrage est de ne conférer aux lieux et aux personnages aucune appellation précise, Kostis Maloùtas démontre de la banalité de sa trame de fond, mais plus globalement de la banalité de beaucoup d’entre elles à partir du moment où on leur retire tout attribut nominal, locatif ou temporel. En gommant les principales qualités identitaires du roman, il n’en reste qu’un texte vague, fade presque triste que l’on a peine à garder en mémoire.

Or, si la véritable raison de sa convocation était bel et bien la décision de réimprimer, il lui fallut dans le même temps apprendre que le seul roman qu’il avait jamais écrit, un autre l’avait écrit aussi. (…) Sa création ne resterait dan l’histoire de la littérature que parce qu’elle avait-un-clone/était-le-clone-d’une-autre.

Soyons clair, il ne faut pas s’attendre à un fil narratif cohérent, déterminé et continu, on se retrouve lors de quelques passages à vide, où les personnages, pantomimes ridicules et inconsistantes, s’ébattent en vain dans tous les sens. Ce qui allège le propos, qui aurait pu devenir brumeux à certains moments, c’est cette absurdité provenant de cette heureuse petite touche d’humour, qui naît de situations a priori ineptes et qui confère plus de corps et d’âme au texte.

Quoi que l’on puisse penser de cet étonnant roman, il me semble que cette vision qu’il apporte sur la littérature fictionnelle, sur un mode un peu extrémiste néanmoins un brin cocasse, constitue une approche tout à fait atypique. C’est un roman totalement déconcertant car le lecteur est livré à lui-même et a besoin de s’affranchir des rares repères narratifs pour essayer de saisir le but de l’auteur. C’est un livre qui ne peut forcément s’apprécier mais qui engage forcément à la réflexion.

Dans l’ensemble, le livre lui avait plus. Sans être à proprement parler délectable, il offrait quelques moments délicieux. En de nombreuses circonstances Chiellini l’agaçait (avec sa façon de faire sentir au lecteur qu’il était à la remorque et non co-pilote des événements, avec ses digressions verbeuses, cette fragmentation du présent, ou encore ces plaisanteries idiotes qui ôtaient tout sérieux à plus d’une scène), mais cet agacement découlait, pour partie, de son admiration, voire d’une forme de jalousie cordiale, dans la mesure où Chiellini parvenait à maintenir le lecteur exactement où il le souhaitait, à lui faire subodorer une forme de sagesse quand en réalité il ne savait pas ce qu’il disait, à l’inciter à prendre en considération tel détail qui finalement ne réapparaissait nulle part, certaines de ses phrases étant la marque d’une profonde compréhension de la nature humaine, quand d’autres s’imposaient comme d’admirables échantillons d’espagnol.

3 commentaires sur “Une fois (et peut-être une autre)

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  1. Ta chronique est très intéressante, mais je crois que j’ai encore peur de ne rien y comprendre et de ne pas réussir à me l’approprier. ^^’ Bon, j’avance dans le catalogue des éditions do et quand il ne restera plus que celui-ci, je le lirai (mon dilemme de collectionneuse… ^^).

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