Furie

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Début des années 1980, Bruxelles. Alia, jeune kinoise âgée de cinq ans, débarque accompagnée de ses parents, Eddy et Fourmi, son frère, Joe dans la grisaille de l’hiver belge. Ils y retrouvent la tante paternelle, Mama Issa, installée depuis longtemps dans le pays. Alors que sa mère attend un troisième enfant, son père, grand fan de boxe et tout particulièrement de Mohamed Ali, les quitte pour retourner au Congo. Sa mère contrainte de trouver un emploi, c’est la jeune Alia qui va devoir s’occuper de sa fratrie, alors qu’elle-même partage son temps entre ses cours de boxes, passion héritée de son père, et ses études, qu’elle suit consciencieusement afin de s’assurer sa réussite professionnelle.

Grażyna Plebanek

Editions Le Livre de Poche

428 p

Pani Furia, 2016

Ma Note

Note : 3.5 sur 5.

En participant au Prix des Lecteurs Livre de Poche, j’espérais, ardemment et secrètement, que parmi les vingt-et-un romans sélectionnés, j’aurais la chance de découvrir et de lire, au moins, un auteur d’Europe de l’Est. J’ai été entendue, je crois. Avec ce premier roman traduit en français, Grażyna Plebanek est une auteure polonaise, qui a déjà bien publié avant cela, notamment dans les pays anglophones, dont certains n’ont pas manqués de lui attribuer un ou plusieurs prix, je pense ici au Royaume-Uni. Depuis 2005, elle vit à Bruxelles. Aujourd’hui nous avons la chance de la découvrir à travers Furie ce roman « coup de poing » selon les bons mots d’Alain Mabanckou. Pour être honnête, si je m’en étais tenue à la quatrième de couverture, je n’aurais pas forcément ouvert ce bouquin, la boxe n’étant pas vraiment ma tasse de thé. Et d’autant que le résumé gâche un peu l’effet de surprise que Grażyna Plebanek a cherché à maintenir le long de ces 400 pages. Mais cela aurait été une belle erreur de snober ce roman. Cette lecture fait partie de ces rencontres improbables, que l’on n’aurait pas forcément choisi de faire, mais qui finalement appartiennent à celles qui s’enracinent dans notre mémoire.

Notre auteure polonaise a choisi un mode de narration particulier, ceci, dans le but de nous décocher un ultime uppercut dans les toutes dernières pages de son livre: on y observe donc l’alternance entre le récit de la vie d’Alia, et de la famille au passé et les événements qui vont faire basculer sa vie au présent, et nous mettre au tapis par la même occasion, jusqu’à ce que les temporalités des récits finissent par se chevaucher et s’amalgamer en 2014. Avec, en plus, quelques extraits de journaux de cette même année qui font état de la découverte de corps mutilés d’hommes, probablement ceux de réfugiés. Évidemment, l’auteure laisse planer le doute sur la relation entre Alia et ces massacres, le temps d’apprendre à la connaître, de se familiariser avec chacun des membres de sa famille et de son histoire ainsi que cette dynamique familiale, bien particulière. Avec un père bientôt aux abonnés absents et une mère insouciante, irresponsable, incapable de prendre sa famille à bras le corps, on devine que c’est donc Alia l’aînée qui va devoir mûrir d’un seul coup pour prendre, en quelque sorte, la place du père, de la mère, figure de l’autorité, rôle qui était sans doute prédestiné à lui échoir.

Alia, donc, celle qui va devoir s’intégrer à une société, encore profondément ancrée dans les clichés et les a priori de toute sorte, sexistes, racistes, cette jeune fille va devoir trouver un compromis entre les us et coutumes de son pays d’origine et cette société belge, qui vient juste d’oublier – ou pas – qu’elle a été le colon, pendant près d’une cinquantaine d’années, de ce pays marqué durablement par ses exactions. Elle ne détient pas la meilleure place, loin la, entravée par ce rôle de père et de mère, absents chacun à leur façon, ce rôle de sœur aînée de deux garçons en manque de figure paternelle, cette place de jeune étrangère, dans une société encore dirigée par une majorité d’hommes blancs. Mais voilà, elle tire profit de l’héritage que lui a légué son père, cette force de caractère qui lui permet d’encaisser les coups aussi bien que d’en donner.

Durant les semaines qui suivirent, Alia comprit pourquoi le fait d’être une fille l’avait exclue de l’équipe de football. Les petites Italiennes, Grecques et Turques restaient à la maison, seuls les garçons passaient leur temps dehors.

Les hommes absents, les femmes dirigent, survivent, Alia l’a vite compris. Elle a bien assimilé que pour trouver sa place dans ce monde, il va falloir qu’elle se la crée, à la force du poignet, du bras et du poing. Grażyna Plebanek met en scène, décrit, nourrit cette volonté d’intégration, qui mènera à Alia à s’oublier elle-même, renier ce qu’elle est et d’où elle vient. Là, l’auteure touche le cœur même de notre actualité. Grażyna Plebanek, elle-même vivant dans un pays qui n’est pas le sien, et pratiquant une langue qui n’est pas la sienne, est idéalement placée pour traiter cette question de l’intégration, bassement instrumentalisée de gouvernances, partis divers, pour justifier leur propre lâcheté et incompétence. La romancière met en exergue le danger à vouloir s’intégrer à tout prix, celui de s’oublier, dans un groupe jusqu’au point de s’effacer, d’annihiler son identité en faveur de cette fameuse unité de groupe, la meute.

À l’image du déracinement de la famille Bomaye, l’auteure exploite l’expression de la violence, ses multiples modes d’action, qui pave le chemin de cette famille congolaise, et plus particulièrement celle d’Alia depuis le jour où elle a posé le pied sur le sol belge: une violence parfois salvatrice, la boxe permet à Alia de maintenir un semblant d’ordre et de repères dans sa vie, une vie qui se veut sans aucun doute être une vie de luttes incessantes et acharnées, une épreuve d’endurance comme l’est un combat sur le ring. Mais la violence est surtout celle du mal diffus: celle de la colonisation, du déracinement, du racisme, de la ségrégation, du sexisme, du rejet. Sans oublier, celle de l’intégration, une violence ordinaire, quotidienne, parfois.

Grażyna Plebanek plante un décor, une atmosphère équivoques ou Kinshasa n’est plus si loin de Bruxelles, ou Bruxelles pas si loin de Kinshasa, on ne sait pas vraiment. Les images de la capitale congolaise abondent, entrecoupent le récit, comme s’il n’y avait jamais vraiment eu de départ. L’auteure, à travers ses différents personnages issus pourtant d’une même famille et d’une même éducation, explorent les diverses voies choisies par les uns et les autres pour aborder cette nouvelle existence, faite de concessions, d’adaptations, chacun essayant de se composer une identité différente selon leur faculté à s’adapter, à allier leur propre culture à cette société belge, essayant d’instaurer un consensus de paix, une coalition, qui somme toute, ne tient à pas grand-chose. L’auteure souligne les capacités de chacun à ne pas se perdre en route, de se construire une place dans cette société encore foncièrement raciste, et de tenir à distance le chant de ces sirènes, xenophobes, qui voudraient sacrifier chacun d’entre eux sur l’autel de leur nationalisme intransigeant. Certains composent, d’autres refusent, les désillusions s’accumulent dans ce rapport déséquilibré qui lie les colonisateurs aux colonisés. Car une fois la balance penchée d’un côté, il est bien difficile de récréer un équilibre, qui n’a finalement jamais été.

« Que veux-tu que je dise à ces gens? » Il fit crépiter son briquet « Qu’il existe une troisième voix. Qu’on peut rester soi-même, apporter ici ce qui est nôtre. Tu es un conteur. Et tu ne t’es pas vendu au dieu d’ici, le fric. »

C’est avec un intérêt constant, croissant que l’on suit les tribulations de cette famille congolaise, déracinée, qui essaie de survivre dans un environnement dans lequel elle se sent totalement décalée. La colonisation a peut-être été rayée des tablettes, le lien dominant/dominé n’a pas totalement disparu pour autant en tout cas pour ceux qui sont du bon côté du panier, et il est devenu tellement ancré dans les mœurs que ces dominants trouvent cela comme allant de soi. Mais l’humiliation d’avoir perdu contrôle de son pays, de ses richesses, de soi-même, elle, n’est pas oubliée et est prête à être ravivée. Pour ceux, qui ont à peine eu le temps de comprendre ce rapport de force, l’erreur de l’oubli les guette au moindre faux pas. L’auteure a réussi: elle a su dessiner, créer dans son roman ce nouveau rapport de force pernicieux que l’on voit émerger, non pas entre dominés et dominants, mais un combat entre dominés eux-mêmes, à l’instar de ce même groupe de dominants. Qui renforce encore plus sa position. Oui, Alain Mabanckou a raison, c’est un roman « coup de poing », où les velléités nationalistes, interventionnistes, impérialistes ont réussi à créer une hiérarchie grotesque, même dans la domination.

Dès le départ, Alia est sans doute trop investie, par son père, et ensuite sa mère, porter le prénom d’un champion de boxe la condamne à la probité et l’excellence, la jeune fille est lourdement lestée dès le départ. Alia est une jeune fille à la rencontre de multiples influences, congolaises, belge, est à mi-chemin entre deux cultures, boxeuse et conteuse ambulante comme son père, courageuse, moderne et indépendante, solide et dure comme sa tante. Je vous laisse lever le voile sur le destin d’Alia, une tragédie, celle de ne plus avoir personne pour la guider, fruit de haines, de combat qui la dépasse totalement, dans laquelle elle se laisse embrigader sans n’avoir dit non. La faute est ainsi dramatiquement inversée.

En sus, nous avons une belle immersion dans cette littérature orale, à travers Eddy le conteur, dont l’héritage est repris par la fille Alia, un bel interlude poétique, aérien et irréel, dans la froide réalité belge, des assauts de ces voix congolaises dans ce quotidien froid et dur, au milieu de la dureté de la boxe. Cette littérature qui se transmet de génération en génération, prenant comme source d’inspiration les événements du quotidien.

Finalement, Alia finit par se perdre, perdre ses origines, congolaise, kinoise, sa féminité, son humanité. La réussite, et l’intégration, ont un goût bien trop amer pour en valoir le coup. L’auteur a excellé en décrivant ce cheminement qui mène au désaveu de ses racines, à décrire cette violence implacable qui mène Alia à se renier et à sa propre destruction, à l’inversement de ses valeurs. L’Europe apparaît comme un monstre engloutissant quiconque aurait la faiblesse de ne pas se méfier. Si vous en souhaitez en savoir un peu plus sur l’auteure, n’hésitez pas à regarder ce très court reportage, sous forme de question-réponse qu’a diffusé Arte, intitulé L’Europe des écrivains.

Mama Issa  soutenait mordicus que Black Sphinx, Américaine au sang haïtien, portugais, indien et russe, était la précurseuse d’une nouvelle tendance et contribuait largement à la lutte pour la libération des femmes. » Elle fume, elle boit et elle hurle sur scène. C’est ça, ta nouvelle tendance? S’emporta Bastien. En plus, elle est raciste. Elle dit que les Blancs n’ont jamais rien fait d’intéressant dans leur culture et que c’est pour cela qu’ils doivent puiser dans la culture noire. 

-Mais il ne faut pas prendre ça à la lettre! La blancheur, c’est un concept, un ensemble de privilèges dont profitent les Blancs. Quand tu entres dans un magasin, les vendeuses t’accueillent comme un roi. Quand moi j’y entre, elles me suivent pour vérifier si je ne vole rien. C’est ça qui nous différencie, dit-elle en désignant sa peau sur son bras. 

– Je n’aime pas les artistes qui montent les gens les uns contre les autres. » Eddy entra dans la conversation. « C’est facile de créer des antagonismes, mais c’est plus dur de trouver ce qui lie les gens.

-Parce que c’est ennuyeux, le soutient Bastien. Les gens préfèrent les énoncés en noir et blanc.

-L’art devrait être au-dessus de tout ça. » Eddy hocha la tête.

« Mais puisque je te le dis: ce n’était pas de l’art, ça, grogna Bastien.

-C’est la colère de plusieurs générations qui parle à travers elle, s’éleva Mama Issa. 

-Une plouc, et c’est tout! » Bastien fit un signe de la main. 

De cette conversation Alia retient encore Mama Issa qui cria: »Tout ce qui vient de vous, les Blancs, est « classique »! La musique est classique, la littérature est classique. Et ce qui vient de nous, c’est du folklore. Quand les auteurs blancs écrivent sur l’Afrique, on les admire pour leur ouverture au monde. Mais quand les Noirs écrivent sur l’Europe ou les États-Unis, on les critique en disant qu’ils imitent les écrivains blancs. »

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