Le jardin de verre

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Chișinău, Moldavie. Lastotchka, la narratrice est une jeune orpheline adoptée à l’âge de sept ans par Tamara Pavlovna. Bercée par l’illusion d’une vie douce et pleine d’affection, elle déchante rapidement lorsqu’il lui faut passer ses journées à ramasser cadavres de bouteilles et apprendre le russe à coup de pincements de la part de sa mère adoptive. Mais la jeune fille sympathise vite avec les habitants de son immeuble, tous aussi esseulés qu’elle, tous exilés dans un coin de la capitale moldave, et elle finit par trouver sa place au sein de ce petite communauté d’individus malmenés par la vie.  

Tatiana Tibuleac

260 p.

Editions des Syrtes

Gradina de Sticla, 2018

Ma Note

Note : 4 sur 5.

Encore un roman de la rentrée qui m’avait tapé dans l’œil, illustré par une belle couverture de l’artiste Iulia Schiopu. Mais enfin avec les éditions des Syrtes, il y a toujours peu de chance de faire fausse route dans ses choix de lecture. Le Jardin de verre a obtenu le prix de l’Union européenne de littérature 2019. Organisé tous les ans, ce prix récompense les meilleurs écrivains émergents en Europe. Il a été lancé par la Commission Européenne. L’auteure, Tatiana Tibuleac a la double nationalité roumaine-moldave et vit à Paris aujourd’hui.

Outre l’envie que j’avais de lire ce roman, ce fut aussi l’occasion d’avoir une première approche de ce petit et mystérieux pays qu’est la Moldavie, imbriquée entre ses deux grands voisins, l’Ukraine et la Roumanie, et qui est l’un des pays le plus pauvre d’Europe. En revanche, au point de vue culturel, c’est un pays riche et complexe, composé notamment de la Transnitrie une région peuplée par des russophones s’est proclamée indépendante en 1992 mais qui reste non reconnue par la communauté internationale. C’est donc un pays géopolitiquement scindé entre identité roumaine, ukrainienne et russe, et gagaouze, bulgare et tsigane, dont même le nom pose problème : on l’appelle République de Moldavie en français alors que les Nations Unies ont choisi de l’appeler République de Moldova (le Moldavie faisant référence au pays historique, amputé depuis de territoires récupérés par la Roumanie et l’Ukraine). Avant d’avoir pris connaissance de cela, l’une des premières choses qui m’ait intriguée, c’est que la langue de rédaction est le roumain alors même que l’auteure est moldave. Mais une note du traducteur, Philippe Loubière, nous révèle qu’il s’agit de la même langue à quelques éléments près, dont l’alphabet car le moldave s’écrit en cyrillique. L’épigraphe du roman, incisif, brute, percutant, donne un bon aperçu du texte que l’on s’apprête à lire « Vous m’avez dit que j’étais une chienne sentimentale / Je vous mords jusqu’au lait« . Le ton est donné, Un récit à la première personne, contre le reste du monde, contre sa violence, la brutalité froide de son inimité, c’est un combat qui s’annonce, ou les coups seront rendus comme ils ont été donnés, avec ses blessures, dans la capitale moldave, Chisinau. La défiance et l’animosité comme art de vivre quand on est l’enfant abandonnée, adoptée, puis maltraitée.

Artiste Iulia Schiopu Iluzia – ? – Apa

Née de rien, ni de personne, l’orphelinat reste une première expérience douloureusement acérée comme préparation à la vie de Lastotchka. Une vie douloureuse qu’elle va mener cahin-caha. Comme sa vie, qui n’est pas un long fleuve tranquille, ce texte est découpé en de multiples partie, le phrasé est haché, rendu au minimum, parce que dans cette existence-là on ne s’embarrasse pas de faux-paraître et de fioritures ; Il faut travailler, apprendre, grandir et surtout survivre. Avec ces phrases la plupart du temps concises, il semble que les coups qu’encaisse la toute jeune fille qu’elle est au début prennent ainsi corps et âmes dans l’esprit du lecteur.

« Avoir sa place parmi les gens, ce n’est pas rien », pontifiait Tamara Pavlovna, qui savait tout.

Récit âcre et acerbe d’une vie brisée en mille morceaux dès le départ, guidée par un instinct de survie plutôt bien ancré, au beau milieu d’un petit monde qui forme cette microsociété dans cette cour, Chourotchka où elle réussit à se creuser sa place. Pavlik, Bella Isssakovna, Roza, Zahkar Antonovitch, cette petite compagnie, un ersatz de famille qui se réunit tantôt autour du châtaignier. Récit d’une jeune orpheline qui trouve à force’ d’années passées et qui tisse les liens avec les gens du quartier. En dépit de cette langue froidement aiguisée, il y a quelques épisodes de bonheur fugace, quelques moments de beauté pure, pendant lesquels Lastotchka exprime la beauté qu’elle est parvenue à trouver dans sa situation, à travers ce cercle de femmes qui l’ont entourée, chacune à leur manière, qui l’ont élevée finalement à leur manière, qui l’ont entourée tant bien que mal dans ce jardin inhospitalier, cette nouvelle forme de famille qui l’a finalement adoptée.

D’elles toutes j’ai appris quelque chose, de toutes mes femmes, de chacune quelque chose. De Tamara Pavlovna l’ambition. De Chourotchka la générosité. De la pauvre Tonia la résignation, de Raïa le cœur léger. Il n’y a que Katia, qui fut la lumière de mes yeux, dont je n’ai pu retenir la leçon jusqu’au bout. C’était la beauté qu’elle connaissait le mieux, elle. Mais cela ne s’est pas fait.

L’un des nombreux points de ce roman dont j’ai envie de parler, c’est cette volonté farouche d’imposer le russe comme langue nationale, d’une minorité ethnique à s’imposer dans un pays ou se côtoient différentes cultures, à rabaisser cette langue moldave, du roumain adapté en cyrillique. Le russe la langue de l’intelligentsia, le moldave, la langue du peuple. À travers ce texte adapté du roumain, et mâtiné de nombreux termes qui sont restés en russe dans la traduction française, s’observe l’identité d’un pays tiraillé entre deux identités culturelles. Un peu comme la narratrice finalement qui ne sait pas vraiment d’où elle vient et qui elle est.

Chișinău, Moldavie

Une vie décidément aussi tranchante que du verre, une écriture sur le fil du rasoir, la narratrice apprend à ses dépens, au prix de nombreuses entailles, à manier les bouteilles et le verre. Dans ce jardin de verre qu’est la vie de Lastotchka, tout est une question d’équilibre et au moindre faux pas, c’est la coupure assurée, parce verre qui règne sous toutes ses formes : pille, brisé, morcelé. Même la langue russe s’apparente littéralement à un tesson redoutablement affuté. Au milieu de tout cela la reine des glaces fait sa place, doucement. La métaphore soigneusement filée du verre et de la glace qui est là pour souligner toute la rudesse de la vie de Lastotchka, et celle de ses collègues, est parfois interrompu par des moments de pur bonheur, où elle ressent la chaleur de l’affection presque maternelle, amicale. Il est difficile de s’affranchir de la rigueur de ce monde de verre, où la narratrice devient à forcer de farfouiller, ramasser, nettoyer, manipuler, laver ces bouteilles, elle-même la véritable reine de ce monde de glace. Avec une narration elle-même brisée par les changements de chapitre, comme l’est notre jeune orpheline, une vie ébréchée issue d’un d’un monde qui l’est au moins autant.

On ne peut qu’être troublé par le destin de ces laissés-pour-compte qui ont échoué, on ne sait comment, dans un quartier lui-même abandonné par les autorités, et forment cette famille des esseulés de tous, parents, famille, institutions, patries. Dur mais beau, très puissant roman d’orphelin, de l’abandon mais du recueillement, de l’apprentissage à la famille, de la possession de rien, de la perte de tout Lastotchka ; notre héroïne est l’une de jeunes filles à la Oliver Twist de la Moldavie de fin de XXe siècle, sauf qu’elle n’est pas seule. Et c’est bien ce qui se la sauvera. Entre les tessons de verres, plantés, gisant, Lastotchka et ses compagnons de vie, parviennent à zigzaguer entre gravats, débris et tant bien que mal échafaudent leur propre existence ensemble.

Pendant ces étés longs et chauds ou les citadins partaient pour de vraies vacances, notre cour était la seule à rester toujours pleine. Nous l’appelions nach octrop et nous nous sommes demandé plus d’une fois, à la suite de quel naufrage nous nous étions retrouvés, au petit bonheur, ici. Moldaves, Ukrainiens, Juifs, Russes. Militaires démobilisés. Braves femmes seules. Hommes en pleine force, mais dont personne ne voulait. Et il y avait moi. Gosse effrayée et seule qui, à l’instar des oiseaux, a entrepris de construire son nid avec des saletés et des restes. Ils m’appelaient tous Lastotchka, et il n’y avait couteau au monde qui puisse décoller ce nom de moi.

Une vie signifiée par le verre qu’elle ramasse incessamment, ce matériau étrangement dur et coupant, froid, mais si lisse et plein de valeur. L’auteure a magnifiquement réussie à cristalliser cette vie hachurée dans ce matériau polychrome, polymorphe qui surgit à tous les coins du roman, Plus qu’un roman, c’est aussi une œuvre qu’on voit, on touche, les mots de l’auteur deviennent lames de glaces, glacée, coupante, blessante et brulante, dont je suis ressortie l’esprit quelque peu ébréché.

Aucun autre matin n’a ressemblé à celui-là, le premier, quand je me suis réveillée. J’avais dormi au beau milieu de son lit, comme si j’en étais la farce. Cinq petites filles auraient tenu à côté de moi, si nous nous étions toutes couchées en travers. C’est ainsi que vivent les bonbons, ai-je songé. Enveloppés dans des strates bruissantes, jusqu’à ce qu’une bouche les gobe. À l’orphelinat, je n’avais qu’une seule couverture. La mienne avait une odeur de souris, mais ça aurait pu être pire. Autour de moi, la lumière jaillissait des objets. Même des sièges, même des murs. Je n’avais jamais rien vu de tel. À la fenêtre, un monde nouveau. Une branche d’arbre, avec des gouttes de rosée ; on aurait dit des perles. Un animal enchanté. Dans le ciel, mêlés, des cimes d’arbre et des oiseaux. Une voix est venue vers moi….. Cette voix m’a ouverte, comme une clef, et s’est nichée entre mes côtes, à gauche. Quand je me suis levée, j’avais une mère. Quel sentiment étrange de n’être plus orpheline, quelle peur aussi de le redevenir dans une seconde ! …. m’a-t-elle appelée, et c’est le nom qu’elle a employé désormais.

Pour aller plus loin

Croqué avec des traits stylistiques d’une violence éclatante, d’une beauté effarante, L’Été où maman a eu les yeux verts est le portrait d’une mère laide que la dernière saison de sa vie, passée aux côté d’un fils rebelle, transfigure et rend gracieuse.
Le lecteur découvre l’histoire de cette famille ordinaire aux origines polonaises, installée en Angleterre et transplantée pour un été dans le nord de la France, comme s’il devait composer petit à petit l’image terrifiante et fascinante d’un puzzle. Chaque chapitre est une petite pièce en soi, brève, autonome, concrète et poétique, presque indifférente au voisinage des autres morceaux.
Forte en jeux de séduction façon trompe-l’œil, Tatiana Tibuleac sait peindre en filigrane la rage qui s’adoucit, sans diminuer pour autant la tension de l’écriture, sans édulcorer ni le sort des personnages ni les mots qui la disent. c’est le charme âpre de cette jeune écrivaine déjà mûre, séduisante dès ses première lignes

3 commentaires sur “Le jardin de verre

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  1. Tu nous gratifies d’un très joli billet et je me réjouis à l’idée que cela élargisse encore la liste des lecteurs de ce livre. J’aime beaucoup les rapprochements que tu fais avec le verre et tu as raison de souligner que c’est plus qu’un roman. Merci !

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