Je ne suis pas un roman

#blog-littéraire #chronique-littéraire #nasim-vahabi #je-ne-suis-pas-un-roman #littérature-persane #tropismes-editions

« En ce qui concerne la vie des livres à publier, il est bon de savoir que dans certains pays, ce n’est pas l’éditeur qui a le dernier mot, mais plutôt un bureau rattaché à un ministère qui décide du destin d’une oeuvre. Quel que soit intitulé du ministère (l’Intérieur, la Culture ou la Sécurité), il paie des salariés qui travaillent à temps plein pour lire les romans, la poésie, les recueils de nouvelles en attente de publication ; et ils sont censés décider du sort d’un ouvrage, à savoir s’il est publiable ou pas. »
Une autrice et son éditeur se rendent au bureau de la censure pour tenter de comprendre l’interdit de publication dont ils sont victimes. Alors que l’éditeur repart bredouille, l’autrice se retrouve oubliée par l’agent lecteur dans la salle des manuscrits interdits. Elle commence à tourner les pages mises en quarantaine…

Nasim Vahabi

122 p.

Tropismes Editions

Une traduction de Nasim Vahabi

Ma Note

Note : 5 sur 5.

Chacun de nous est un roman. C’est ce qu’ils ne comprendront jamais. Ils peuvent peuvent confisquer nos romans, mais ils ne pourront pas nous confisquer.

En pleine révolte féminine iranienne, ce titre, on osera à peine l’appeler roman forcément, écrit par une femme du pays, Nasim Vahabi, et publié par Tropismes Éditions possède une résonance particulière : alors que l’on est pleins de ces images de ces femmes tirées violemment par les cheveux, matraquées par la police des mœurs, des photos de celles qui ont été massacrées, et violées, de cette jeune femme, sa chevelure rasée dans ses mains, devant la tombe de sa mère assassinée, fixe de son regard de celle qui a tout perdu, l’objectif de l’appareil photo. Si le port du tchador est le symbole du carcan de la femme iranienne, la police de la censure qui passe au moulin de la charia conservatrice et rigoriste le moindre texte à publier est le carcan des auteurs iraniens.

Je mets sans doute la charrue avant les bœufs, car l’auteure n’évoque jamais l’Iran – c’est fait en conscience – si ce n’est par le biais de l’évocation de ce bureau des censures, qui a priori serait actif dans divers pays : c’est avant tout un titre sur la censure. Tout débute par une autrice, à laquelle on n’a pas attribué de nom non plus, confrontée à un énième refus, une énième excuse pour avoir rejeté son manuscrit au rebut des manuscrits oubliés. Celle-ci se rend au ministère, accompagnée de son éditeur, elle a réussi en effet à y décrocher un entretien avec l’un de ces petits fonctionnaires décisionnaires, qui réitère le refus qui lui a été opposé. Tout se déroule tant bien que mal jusqu’à ce que le fonctionnaire lui fausse compagnie, justement, dans la salle où reposent ces livres avortés alors même que la porte s’est refermée sur elle-même. C’est le début d’un imbroglio incroyable, d’un enchaînement fatal de hasards inopportuns, qui vont inclure bien d’autres acteurs que notre autrice. Le deuxième chapitre sera consacré à cet éditeur, le troisième à la compagne de l’éditeur, le quatrième à sa fille, le cinquième au gendre et mari, etc. Aucun nom, aucune identité, uniquement des fonctions désincarnées : l’éditeur, l’autrice, la dame… Ces fonctions inhérentes à cette machine à broyer instaurée par ce ministère de la censure. La plupart en sont des victimes, en premier lieu les autrices et auteurs, éditeurs, et il y a ceux et celui qui huilent ses rouages, ceux qui participent bien volontiers à la destruction des œuvres, des hommes et femmes qui sont derrière les titres qu’ils condamnent à l’oubli. 

Ce texte est extraordinaire, j’ai lu d’une traite ses cent vingt-deux pages : ce n’est pas un roman, ce n’est ni un documentaire, puisqu’il ne fait que décrire la réalité de ces ennemis de la littérature et de ses victimes à travers des éléments romanesques. À travers la fiction de ces événements, aux personnages anonymisés, car ils peuvent finalement correspondre à n’importe quel citoyen, Nasim Vahabi procède à une véritable démonstration de ce qui révèle être bien autre chose qu’une machine à censure : une broyeuse d’hommes, un assassinat en règle des artistes, de leur art, de ce qui constitue leur personnalité, de leur intégrité physique. Ce texte est extraordinaire, mais il est tout autant terrifiant : la claustration, métaphorique ou non, de l’autrice dans cette salle de tortures, la désagrégation progressive de l’éditeur à qui il ne reste plus d’autres choix que de rééditer des textes archiconnus, et ceux qui cachent habilement leur morgue derrière le masque du parfait petit soldat du gouvernement. L’effet de ce récit est saisissant, l’auteure maîtrise totalement ces effets de cause à conséquences progressifs, jusqu’à ce que l’on finisse par saisir la cohérence de l’ensemble du récit, ou l’on en vient à réaliser que tous les éléments sont intrinsèquement liés entre eux, pour le pire. Mention spéciale à ce procédé narratif qu’est la lecture antéchronologique des sms, difficilement compréhensible au début, mais qui devient claire comme de l’eau de roche une fois la narration classique de retour.

En préambule, Nasim Vahabi nous accorde une page d’explications sur le processus de contrôle de toutes les publications, on s’aperçoit qu’on touche le fond de l’invraisemblance et de l’absurdité lorsqu’elle nous indique que même les mots censure et censeur sont eux-mêmes expurgés. Comme si cette interdiction ou cette excommunication suffisaient à annihiler l’existence d’un concept alors même que cela ne fait qu’à contribuer aux plus déterminés et courageux à les faire exister, en perpétuer leur existence, dans ce que l’auteure nomme leur propre « jardin secret » au sein d’une cave, d’un sous-sol. Évoquer la censure sous la forme d’une fiction à la limite du documentaire est plutôt habile, elle s’en explique d’ailleurs dans l’extrait à suivre. La frontière est plus que trouble entre la construction de cette situation fictive qui aurait pu être réelle, et une possible reproduction peut être partielle ou totale d’une situation qui serait arrivée, cette allégorie de la destruction de l’écrivain, asphyxié progressivement par les étaux du pouvoir.

Les censeurs sont devenus plus intelligents avec le temps. Au début, ils n’étaient pas ainsi. C’était une bande d’ignorants. Maintenant, ce sont de brillants salopards, des sans-scrupules dévoués et obéissants qui sont prêts à tout massacrer pour recevoir l’approbation de leurs chefs. Cela rend les écrivains plus intelligents ! Ils les poussent à chercher des métaphores compliquées, à cultiver les champs vierges de leur imagination et créer des phrases contournées à déchiffrer.

Les débuts de Tropismes Éditions se font décidément de bons augures, ce texte est puissant, tant par son aptitude à mettre en exergue la perversité de ce système de censure, qui s’apparente davantage à de la répression humaine. Qu’a révéler la peur envers la littérature qui étreint le corps dictatorial de toutes les dictatures possibles, et finalement, le pouvoir qu’elle exerce, qu’elle donne aussi à ceux qui usent de leur plume. Nasim Vahabi, qui vit en France aujourd’hui, sait de quoi elle parle, deux de ses romans ont été interdits en Iran alors même qu’elle est l’auteure de trois romans et un recueil de nouvelles, tous écrits dans sa langue natale, le persan.

Quelques années plus tard, ce fut au tour de son associé de partir. L’écrivain qu’il était ne pouvait plus se faire publier. Les censeurs refusaient catégoriquement ses manuscrits. Aucun n’obtenait l’autorisation de publication. Il décida de quitter le pays avant que la décision de quitter la vie ne s’impose. Mon père lu donna sa part pour qu’il puisse s’installer à l’étranger. On savait tous qu’à l’étranger, il ne serait plus le même écrivain. La procédure suit un ancien schéma. Mon père le savait, et son ami-associé l’a confirmé dans une lettre :

« Ils te poussent à l’exiler de ton pays. Avec la distance, ils font croire à tes proches que tu les as oubliés et ainsi tu te sens de plus en plus loin de tes liens. Après, ce sera au tour de ton histoire, de laquelle ils vont t’éloigner. Tu deviens l’enfant illégitime de ton pays, qui t’aimera toujours, mais comme une mère impuissante à défendre son gamin maltraité ; car aimer sans pouvoir défendre, c’et un amour handicapé et stérile. Ainsi, ils te déportent de ton passé. Et finalement, quand tu es bien désarmé et désemparé, l’exil t’adopte.

Exilé de ta langue maternelle, tu te réfugies dans l’écriture dans une autre langue. Quand tu écris dans une autre langue, tu es un autre écrivain. Un autre écrivain ne sera jamais une menace pour eux ; et c’est ce qui les arrange bien. Tu ne seras plus le même. »

Il n’était plus le même.

Son identité d’écrivain était rayée. De plus en plus isolé, il perdit son identité. Quant à mon père, cette amitié est progressivement devenue blême, éloignée, métamorphosée et puis effacée jusqu’à être reléguée au rang de souvenir.

Tropismes Editions, c’est aussi

Les meilleures histoires sont celles que l’on raconte par petits bouts, un menu morceau à la fois. C’est comme se poser avec un ami et se confier sur soi, son enfance, Maman, et surtout Papa, les tantes, les cousins… Il s’agit d’expliquer ce qu’il y a de plus simple, sans prétention. Le premier incendie auquel on a assisté, les papillons morts auxquels on organise les plus belles des funérailles, faire pipi debout, les bruits de la campagne… Un texte sur la perte du père et de l’enfance, sur la difficulté et la joie de grandir, pour une petite fille, au coeur de la campagne polonaise des Carpates.

« Les petits pays se présentent comme des monstres sans pitié quand il s’agit du concept de la patrie. Plus le pays est petit, plus tu lui es redevable. Plus il est petit, plus tes jambes s’enfoncent dans sa fange vivante. Plus il est petit, plus tu as des obligations envers lui. Plus il est petit, plus tu es dans la merde. Pour être sincère, je ne veux plus appartenir à aucun pays. Je me sens fils de toutes les nations. Enfant de toutes les mères. De tous les pères. Partout dans le monde. » C’est l’été, entre Tirana et Pristina. Un homme en pleine introspection. Il va devenir père : concept qui expose tout son être face à la complexité et l’absurdité de la vie. Un texte court et percutant qui a remporté le prestigieux Prix de littérature de l’Union européenne, désignant Selmani comme l’une des grandes voix européennes à suivre.

Laisser un commentaire

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.

Retour en haut ↑