Le siège de Leningrad

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Iouri Ivanovitch Riabinkine a seize ans au début de l’invasion allemande et de l’opération Barbarossa, en juin 1941. Le 8 septembre il note dans son journal : « Oui, c’est le premier véritable bombardement de Leningrad. C’est la nuit du 8 au 9 septembre. Que cette nuit nous apportera-t-elle ? » C’est le point de départ du plus long et du plus terrible siège de l’histoire : des centaines de milliers d’habitants sont soumis au feu ennemi allemand durant neuf cents jours faisant, avec huit cents mille victimes dont l’écrasante majorité de famine.

Au début de la guerre, les Riabinkine choisissent de rester à Leningrad. Souffrant de problèmes de vue et de pleurésie, Iouri n’a pas pu se porter volontaire pour le front. À l’automne 1941, sa mère lui conseille de s’inscrire dans une école spéciale de la marine, afin de pouvoir être évacué plus rapidement, mais Iouri échoue à l’examen médical. À la mi-décembre 1941, la famille est inscrite sur la liste des personnes qui doivent être évacuées entre le 15 et le 20 décembre, mais le départ ne peut avoir lieu, au grand désespoir de Iouri qui y entrevoit leur seule chance de survie. Le 3 janvier 1942, il écrit : « C’est presque la dernière note dans mon journal. J’ai bien peur qu’elle… que je ne pourrai même pas écrire le mot fin sur la dernière page. »

Iouri Riabinkine

161 p.

Editions des Syrtes

БЛОКАДНЫЙ ДНЕВНИК

Une traduction de Marina Bobrova

Ma Note

Note : 5 sur 5.

Le temps traîne si lentement, si longtemps… Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive? Et maintenant je, je, je…

L’autre titre de la rentrée littéraire des Éditions des Syrtes est d’un tout autre genre que Les jours de Saveli : si ce dernier titre fut léger et facétieux, il faut être armé pour découvrir ce journal intime à l’issue funeste. Il est le témoignage d’un adolescent pendant l’invasion allemande, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui fit de Leningrad une ville assiégée. C’est son journal intime, le seul titre de Iouri Riabinkine – Юрий Иванович Рябинкин – que nous ne lirons jamais, le jeune garçon n’a pas survécu au siège. Sarah Gruszka prépare consciencieusement son lecteur dans la préface, longue et minutieuse, en plantant le contexte historique du siège et de la publication de ce journal, qui est passé à peu de choses de tomber aux oubliettes. La concision de l’ouvrage n’a d’égal que la gravité du contenu qui donne une vue personnelle et interne de ce siège et qui conduit directement à la mort de Iouri, affamé, seul chez lui. 

Le siège de Leningrad imposé aux habitants par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, a duré près de trois ans, de septembre 1941 à janvier 1944. Il fait suite à la fameuse opération Barbarossa, le nom de code de l’invasion de l’Union Soviétique par les Allemands, en violation du pacte de non-agression signé auparavant par Hitler et Staline. Après les pays baltes, Leningrad fut l’objectif de l’unité de commandement Nord de la Wehrmacht. Enfermés dans la ville, encerclés par les troupes des agresseurs, c’est près de 3 000 000 d’habitants qu’il faut nourrir pour les plus malchanceux, évacuer pour les autres. Il y a ceux qui auront l’opportunité de prendre la route, les autres qui resteront. La famille de Iouri n’a plus de père, celui-ci ayant déserté le foyer quelques années auparavant ; il lui reste sa mère, Antonina Mikhaïlovna, et sa jeune sœur, Irina, et une tante médecin, qui vit loin. La mère est la seule à nourrir le foyer, et par temps de guerre, avec la nourriture rationnée, ce ne sont pas les familles monoparentales telles que la leur, qui s’en sortent le mieux.

Ce journal intime commence par un préambule intitulé Autobiographie, où Iouri prend le temps de se présenter ainsi que sa famille ; comme s’il pressentait que ses confidences allaient devenir son lègue au monde. Nous disposons des dates précises du calvaire de la famille Riabinkine, depuis le début du siège, juin 1941, jusqu’au 6 janvier 1942 seulement, les ultimes confessons de Iouri, alors qu’il a duré deux années de plus. L’historienne ayant préfacé le texte nous explique qu’alors le très jeune homme est mort seul, chez lui, transi de froid, sans plus rien à manger. Sa mère a fait le choix de partir avec Irina, trop faible pour assurer le transport de son fils, et ce dernier, trop faible lui-même pour penser à prendre la route. On imagine à peine la portée de ce choix, qui n’en ai pas vraiment un finalement. On peine à imaginer la violence de cette décision qui l’a contrainte à se séparer de son fils pour donner une chance à sa fille. Effectivement, la fille s’en est sortie au terme du voyage, alors que la mère est morte sur un banc à leur arrivée. C’est ainsi le premier jet d’une autobiographie qui a à peine eu le temps de prendre forme à travers les jeunes années de scolarité, d’apprenti marin, de Iouri, qui restera gravée ainsi dans le marbre. Une vingtaine de lignes à peine, peut-être une dizaine si l’on omet la présentation de sa famille, pour seize ans de vie, et six mois d’agonie.

C’est un témoignage essentiel d’un tout jeune adulte, qui n’a même pas encore commencé sa vie, mais qui est assez mature pour rendre compte d’un œil objectif des changements autour de lui, et en lui. Si les premières pages sont emplies d’un solide optimisme, basé sur l’espoir incertain de fuir la ville à court terme, on assiste avec effroi à la rapide dégradation de la situation de la ville entourée par ses ennemis, à la lente évolution de cet optimisme presque naïvement juvénile vers un pessimisme et un fatalisme prophétiques. Car il y a un point de bascule pour Iouri, à la veille de son seizième anniversaire, ce moment où il comprend qu’il n’y aura ni retour en arrière, ni futur pour lui, en tout cas. Cela se traduit, entre autres, par la transformation du corps du garçon qui va de pair avec celle de son esprit. La faim devient omniprésente, envahissante, obsessionnelle : les rations dont la famille peut bénéficier deviennent presque le sujet principal des confidences de Iouri. Pain, chou, miel sont les seules préoccupations quotidiennes, les seules choses qui vaillent la peine d’être posées à l’écrit, car on le sait tous, dans des conditions nettement moins dramatiques, la faim décuple le goût et l’odeur de la nourriture. Le pire, c’est la cohabitation avec ceux qui bénéficient de privilèges et ne vivent pas la famine chevillée au corps : les voisins se bâfrent alors même que la famille savoure chaque miette du quignon de pain qu’on leur donne. La famine en famille n’est pas que défaillance du corps, elle est également celle de l’esprit, et fait souffrir davantage Iouri. Ils se chipent des bouts de nourriture les uns aux autres, mais le remord, le prix à payer, est infiniment plus élevé. Les ravages de la guerre se paient bien loin des fortifications, des soldats et des fusils parfois. Pourtant, les bruits des canons et des avions, ne sont pas loin, ils se font d’ailleurs de plus en plus proches, les alertes de plus en plus rapprochées. Il faut supporter la faim et le froid, il faut passer à travers ces incessants bombardements allemands qui détruisent peu à peu aussi bien Leningrad que le moral de ses habitants, sous la menace constante d’une mort brutale et imminente. 

La faim me gratte l’estomac et me fait baver. Et pourtant, j’ai déjeuné aujourd’hui à la cantine du combinat. C’est avant tout le pain qui manque cruellement. Maman a acheté des petits pains d’épice qui sont en fait fabriqués avec de l’avoine et un peu de sucre. C’est déjà bien. Si le rationnement ne diminuait pas, je pourrais vivre de ça pendant un certain temps, même trois ans, mais c’est inévitable qu’il diminue.

La sœur s’en est sortie, elle a grandi et vieilli : et a pris connaissance du journal de son frère quelques décennies plus tard. Iouri et sa mère, ainsi que les ombres de tant Léningradois tombés comme eux, de maladie, de faim, de froid, sont commémorés à travers chaque ligne de ce récit. Sarah Gruszka trace un parallèle avec Journal d’Anne Frank, j’ignore si c’est pertinent ou non, j’avoue que je ne parviens pas à avoir un avis tranché sur la question, en revanche, cela démontre que la forme diariste non-fictive est encore la meilleure forme pour tenter d’approcher une tranche d’histoire passée, ses vies oubliées, englobées par la monstruosité de la tragédie, cerner l’échelle de l’horreur individuelle au sein d’un massacre général.

25 octobre

Je n’ai fait que me geler les pieds en faisant la queue. Je n’ai plus rien obtenu. Je me demande si la limonade qu’ils vendent dans les brasseries est préparée avec de la saccharine, ou du jus naturel ?

J’ai tellement envie de dormir, dormir, manger, manger, manger… Dormir, manger, dormir, manger… De quoi d’autre un humain a t-il besoin ? C’est une fois nourri et en bonne santé qu’il a envie d’autre chose, et ainsi de suite. Il y a un mois, je voulais, ou plutôt je rêvais, de pain avec du beurre et du saucisson, et maintenant je rêve seulement de pain…

Tina nous a envoyé de l’argent deux fois de suite : deux cents et deux cent dix roubles. Elle a sans doute été augmentée, elle est devenue médecin militaire de premier grade. Ça doit être ça.

Je manque le deuxième service d’affilée à l’école, et le 27 (si je suis sain et sauf) je devrai en manquer un autre.

Qui aurait bien pu supposer que les événements s’enchaîneraient de la sorte ? Quand je pense à l’avenir, mes cheveux se dressent sur la tête : le froid, la faim, les tirs d’artillerie, les bombardements, les nuits, les jours, et les journées entières […] épuisantes, puis […] bactéries, ceux qui vont y survivre vont mourir de faim, toute la nourriture dans les magasins sera contaminée… Pas la peine de chercher plus loin à partir de maintenant, rester à Leningrad signifie la mort.

Maman me dit que ce n’est pas le bon moment pour tenir un journal. Mais je vais continuer. S’il ne m’est pas donné de le relire, quelqu’un d’autre le fera, et saura qui était cette personne, qui s’appelait Iouri Riabinkine. Il se moquera bien de lui… Cette phrase de Gorki dans Vie de Klim Samguine me vient à l’esprit : « Peut-être qu’il n’y avait pas du tout de garçon ?… » On vit, puis on n’est plus.

Dans la devinette populaire, on demande quelle est la chose la plus courte au monde. Et la réponse est : la vie humaine. Un jour, je me mettrai peut-être à la philosophie, mais pour cela j’ai besoin : 1) de nourriture, 2) de sommeil. C’est ainsi que s’explique l’idéalisme : il ne peut pas exister sans fondement matérialiste.

Les Editions des Syrtes

Comme Doubar (éditions des Syrtes, 2021), ce recueil de cinq récits est consacré aux camps staliniens où l’auteur a passé quatorze ans de sa vie (1938-1952). Rescapé de la Kolyma, Demidov en a expérimenté et observé le fonctionnement dans ses infimes détails en tant qu’acteur et victime. Son expérience est divisée en séquences peuplées de personnages dont les situations illustrent toutes les facettes de la vie des camps. Il donne ainsi un tableau extrêmement précis de cet univers concentrationnaire. En tant que témoin fiable et impartial Demidov apporte ce qui n’est documenté par aucune archive historique : les sentiments, les émotions, les stratégies de survie…

Les Cinq dépeint le monde perdu des Juifs d’Odessa du début du XXe siècle, dans toute sa couleur et sa vitalité, sa vulnérabilité historique et son éternel optimisme. L’histoire de la famille Milgrom se confond avec le destin de sa ville.

Les cinq frères et sœurs, pris dans la tourmente, vivront, chacun à sa manière, la confusion et la décadence de ce monde qui disparaîtra bientôt dans les secousses de l’Histoire.

Rarement l’amour d’une ville et le présage de sa fin ne se sont mariés de manière aussi poignante que dans ce merveilleux roman, dont certaines pages comptent parmi les plus belles de la littérature russe.
La langue savoureuse et subtile, aux tournures baroques et empruntant au yiddish, au polonais ou à l’ukrainien, rattache Jabotinsky aux grands écrivains odessites.

2 commentaires sur “Le siège de Leningrad

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