Eau noire

Dans la campagne grecque autour de la ville de Ioannina les villages se meurent. Des deuxcent-cinquante habitants que comptait celui où survivent le Père et son fils Christoforos, il n’en reste que douze. Tous se savent condamnés, tôt ou tard, par la Maladie qui s’est infiltrée dans l’eau, dans les sols, la nourriture, dans le corps même de Christoforos avant sa naissance. Pourtant, quand le gouvernement ferme la dernière ligne de bus pour les forcer à rejoindre la ville, le Père et une poignée de villageois résistent et s’accrochent à leur terre, qu’on leur a détruite et qui demeure malgré tout leur seule attache. À travers le récit de cette vie sans attente, de cet horizon barré qui empêche tout espoir, l’auteur distille une réflexion sur l’impact environnemental, la responsabilité des gouvernements, la désertification des campagnes. Dans cette dystopie mélancolique située dans un futur si proche qu’on se croirait dans le présent, les personnages semblent s’adresser à nous non pas depuis le futur mais depuis un temps arrêté, à la fois étrangement familier et glaçant. Pourtant, au cœur du texte rayonne un amour filial et inconditionnel, la tendresse et la confiance mutuelle d’un père et de son fils seuls au monde.

Michális Makrópoulos

96 p.

Agullo Editions

Μαύρο νερό, 2019

Une traduction de Clara Nizzoli

Note : 4 sur 5.

De fait, il n’y avait plus de village : seulement des gens oubliés.

J’ai eu le plaisir de choisir, et de recevoir, pour la Masse Critique du mois d’octobre de Babelio, ce roman  de l’auteur grec Michalis Makropoulos et paru chez les Éditions Agullo dans leur collection Agullo court. Michalis Makropoulos est traducteur du français et de l’anglais dans sa langue natale. Bien qu’il soit déjà l’auteur de plusieurs autres romans, Eau noire a connu un succès unique lors de sa parution en Grèce, certains parlent d’une dystopie de science-fiction, je n’ai personnellement guère perçu le côté de science-fiction, la dystopie en revanche est claire. L’auteur vit lui-même à Leucade, une île de la mer ionienne, loin d’Athènes et se rend souvent dans la région de l’Épire où se trouve le village qu’il évoque dans ce court texte.

Dans un village déserté en Épire, région du nord-ouest de la Grèce aux paysages tortueux, un père s’occupe de son fils handicapé, Christoforos, et lutte contre la désertification du village, en compagnie des douze derniers habitants, de la majorité des villageois partis faire leur vie ailleurs, plus près de la capitale Ioannina. L’eau et donc les animaux y sont malades, ces derniers sont d’ailleurs interdits à la chasse et à la consommation, la faute aux méthodes de ceux, j’entends les grands groupes pétroliers, prêts à tout bousiller pour extraire toutes les sources d’énergie nécessaires au confort des citoyens de cette région qui est la plus pauvre du pays. Le ravage des sols et sous-sols helléniques ne se fait pas sans contrepartie, les villageois concernés sont forcés d’emménager ailleurs. Mais, comme dans la Gaule de Goscinny et d’Uderzo, seuls quelques irréductibles villageois refusent ces propositions, devenus quasiment des obligations, et désirent rester dans ces lieux devenus fantomatiques, où même se sustenter est devenu une gageure. 

Le roman a été qualifié de « prophétique » selon un article d’un magazine grec, il a été écrit juste avant la pandémie du Covid, dans laquelle il a retrouvé un étrange écho, mais si le problème de base, ce sont les forages qui ont eu lieu en Épire. Le texte est très brut, aucune fioriture superficielle, mais dotée d’une forte résonnance religieuse : le père nommé Père tout au long du texte est sans cesse accompagné de son fils au prénom christique, Christoforos, un père dévoué totalement à la survie du Fils doté d’une abnégation martyre. Sans oublier les 12 villageois qui peuplent également ce village abandonné. Et Père et Christoforos qui perpétuent la fonction des différentes églises vides, seulement peuplées par les seules icônes encore accrochées aux murs froids et solitaires. Autour d’eux, quelques autres résistants, mais qui partent ou s’éteignent peu à peu dans l’indifférence de l’Etat, et du reste de la société. C’est le récit du chemin de croix des deux hommes, le dernier dans un paysage qui est condamné par les eaux noires du lac environnant et voué à disparaître : l’écriture va de pair avec ces paysages emprunts de désolation, ou la maladie est cachée, simple, brute.

Le pillage du sous-sol des terres de l’Épire apparaît comme un péché mortel, l’homme est ainsi condamné à partir de ces terres, et délogé par l’Etat grec qui vient frapper à sa porte et l’Eden se transforme en enfer. Pas de rédemption chez Michalis Makropoulos, et dans ce court roman où l’homme ne peut se raccrocher à rien à travers ce texte presque aussi dénué d’espoir que le style très dépouillé de l’auteur l’est de mots superflus, de toute façon, inutiles pour des descriptions d’un village, et d’une nature, qui le sont autant. L’inertie du paysage, et des gens presque mourants, sont frappants à la lecture du texte, la ruine exsude de partout, là où se pose le regard du narrateur, l’eau noire a déposé comme un voile poisseux et inaltérable. La vie qu’il reste est rongée, corrompue par les exactions passées de l’homme.

Jusque dans les maisons les plus en ruine du village, vivaient encore des fantômes, qui dormaient sur les matelas moisis, qui palpaient de leurs doigts aériens les anciennes photographies derrière le verre poussiéreux ; les planches pourries grinçaient sans bruit sous leurs pas. Jusque dans les décombres : chez Thodoris Demiris, qui avait été l’un des premiers à partir, et où le toit avait fini par tomber et ou tout était démoli ; jusque chez Rina la fille à Liapis, et chez les Badimas, ou il ne restait plus des murs que des tas de caillasses et quelques vieux bouts de bois cassés ; jusque dans ces maisons vivait un vestige des fantômes, un souffle flou, dans les pierres écroulées.

Il n’y a cependant pas que le noir de l’eau, la sève, le sang et la chaire empoisonnée des végétaux et animaux, au-delà de tout cela, on lit l’attachement du père au fils prêt à marcher 10 heures vers Ioannina pour ramener soins et nourritures, et inversement, ainsi que du lien d’amitié, de fraternité et de solidarité qui rattache les derniers habitants. Avec un dénouement très fidèle à la direction qu’à prise du récit, la sainte trinité retrouvée, pas totalement pessimiste, comme une dernière lueur d’espoir : une fin, certes, mais en douceur, loin de RIPOIL et autres agents d’états.

Roman de la fin, de la destruction, la mélancolie, qu’évoque le résumé d’Agullo n’a d’égal que la poésie qui se dégage dans chaque phrase, même la plus terrible, même la plus simple, même de cet environnement mort, contaminé par la Maladie. La poésie d’un monde dévasté, où seule la lueur de l’amour d’un père et son fils ne le rend pas complètement apocalyptique, et celui du fils pour ses livres, qui ne s’en départ jamais. Le roman suivant de l’auteur se nomme Thalassa, soit La mer en grec, son obsession environnementale, et pour l’Epire sa région de cœur, n’en finissent donc pas ici.

Chez Agullo Editions, dernièrement

Ce recueil de poèmes, le septième de Maria Galina a été écrit peu de temps avant la guerre en Ukraine, et achevé à la veille du conflit. Il contient une trentaine de poèmes plus ou moins longs, dont huit s’inspirent de la Description d’Ukranie [sic] qui sont plusieurs provinces du royaume de Pologne (1650) de l’ingénieur et cartographe Guillaume Levasseur de Beauplan. Les textes basés sur la Description alternent avec des poèmes qui évoquent un monde plus proche du contemporain, ou des univers assimilables au domaine fantastique. L’ensemble du recueil est parcouru par des thèmes communs : la beauté étrange de l’Ukraine ; la menace ou les séquelles de la guerre ; la difficulté d’y voir clair dans ce qui se passe ; le choix entre fuir et rester ; les liens entre la vie et la mort. Beaucoup de textes laissent reconnaître, pour le lecteur familier des romans de Galina, son art d’entrelacer le fantastique avec un réalisme empreint d’angoisse.

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