Les derniers américains

Ils sont étudiants à lowa City et rêvent de devenir poètes, pianistes, danseurs… Des jeunes remplis de doutes et d’ambition, aux portes de l’âge adulte. Parmi eux Seamus, Noah, Fatima et Fyodor, socialement opposés, qui s’attirent et se déchirent. Pour eux, vient l’heure des choix : faut-il s’accrocher à ses idéaux ou s’accommoder des exigences du monde – et à quel prix ?

Les Derniers Américains est un roman sur l’art, l’amour et le sexe, l’argent et la précarité, dans un monde moderne où quelques irréductibles essaient encore d’écrire de la poésie, de jouer Chopin, de danser Balanchine face à l’ultra-rentabilité de soi, des autres, des sentiments.

Brandon Taylor

291 p.

La Croisée

The late Americans, 2023

Une traduction de Héloïse Esquié

Note : 4 sur 5.

On s’accroche comme des fous à ces étiquettes, poète, peintre, danseur, thésard – tout ça, c’est parce qu’on est des pédés sans dieu et que notre monde n’a plus de thème central autour duquel s’articuler.

Première titre de la rentrée littéraire de La Croisée, avec Brandon Taylor un auteur américain qui a déjà fait ses preuves en 2020 avec la sortie de son première roman Real life, qui connaît en ce mois de janvier une publication en poche sous le label Le livre de poche. Après Jakob Guanzon, à la même époque l’année dernière, et Arthur Nersesian en septembre, j’avais très envie de continuer ma découverte des auteurs américains actuels, issus de ce que j’appellerais, la littérature et des minorités ethniques et/ou sexuelles : c’est chose faite ici. Le francophile Brandon Taylor nous propose de passer un semestre en Iowa au sein d’un campus universitaire, au sein d’une bande d’étudiants qui se consacrent chacun à leur art ou spécialité, à leurs amours, à penser et préparer leur avenir proche.

Ils étaient tous en train de prendre des poses, tout le temps. Tout ce qu’ils faisaient était une pose, défensive ou offensive, destinée à démontrer quelque chose au monde extérieur, à laisser entendre qu’ils étaient valables, ou bons, ou corrects, ou qu’ils n’étaient pas dupes, qu’ils n’étaient rien et que tout ce qu’ils avaient, c’étaient ces grossières chorégraphies du moi.

Ce roman se scinde en plusieurs parties. Chacune illustre le point de vue de l’un des protagonistes, une « symphonie de vie » à la manière de l’œuvre d’Emile Zola, comme le dit lui-même Brandon Taylor. Mais, attention, il n’y a pas de diégèse à proprement parler, les focalisations narratives alternent sur quelques semaines précises le temps de nous donner un aperçu de cet endroit et de ce moment précis, les années 2010 entre quelques jeunes gens, certains riches, d’autres et la plupart d’entre eux qui peinent à finir les mois. Un récit synthétique, donc, plutôt que diégétique, la peinture d’une poignée de jeunes gens, issus de toutes les minorités ethniques qui composent la société américaine, et surtout des jeunes artistes, poète, danseur, musicien et peintre. Et surtout des histoires d’amour, des coups d’un soir, des aventures, qui s’entremêlent, qui suivent leur cours. Seamus, le poète, blanc, cynique qui travaille en cuisine, et qui fustige ses comparses féminines de cours de donner des sens improbables aux poèmes dont elles font l’exégèse. Ivan, le russe, sans un sou, le danseur qui réoriente sa vie dans la finance avec Goran, l’enfant adopté, noir, qui jouit des moyens de sa famille. Noah, le nippo-américain, Fatima et Fyodor, l’enfant abandonné du père russe, on s’en doutait bien et Timo, Daw, le mathématicien pur et dur, et Stafford, le peintre.

Des vies à la fois étonnamment banales, décrites avec toute l’usure et la poussière du quotidien bien installée, des vocations dans certains cas rangées aux oubliettes, dans d’autres cas, bien entamées, là où les individus ne sont toujours que dans la monotonie régulière, sans exceller, sans démériter. C’est parfois plus aventureux de décrire la banalité, la morosité du quotidien et son usante répétition que l’extraordinaire, Brandon Taylor y excelle, a y décrire le prosaïsme réaliste dans toute sa splendeur. Et le dénuement et la pauvreté qui a frappé cette classe moyenne dans cet état du Midwest américain, le cœur américain, comme dans tout le pays. 

On est frappé tout d’abord par l’œil critique de Seamus sur ce qu’il nomme l’imposture l’Art américain, s’incluant lui-même dans ce constat un brin nihiliste sur cet arbre aux alouettes. La langue de Brandon Taylor n’est pas en reste, et les quelques scènes de sexe cru et réalistes, et ne fignole pas dans cette fausseté superficielle que dénonce l’un de ses personnages. Il frappe à cœur, sans fausse candeur, sans feinte pudibonderie, mettant à nu le dénuement des scènes, où les doutes et l’incertitude estudiantins, les accidents de la vie, la crasse, les sécrétions corporelles tapissent chaque image que le texte de l’auteur américain implante dans notre esprit. Malgré tout, le chapitre sous l’œil de Bea une voisine de Noah, extérieure au groupe, en même témoins de leurs déambulations, a un tout autre point de vue, de ce qui représente pour elle le bonheur ultime, l’amitié et la proximité même contrariée.

C’était comme vivre dans une exposition ou une maison de poupée. Il était tellement facile d’imaginer les mains d’un Dieu gigantesque, indifférent, ouvrant la maison d’une pichenette pour les observer tandis qu’ils vaquaient à leurs occupations, sur leurs circuits, tels de petits automates dans une exposition intitulée Les Derniers Américains. Un dieu avec une tête de Gorgone et un regard réprobateur.

Comment faire face à ça ? Se changer en pierre ? Merde. Il avait si peu d’importance.

Si je parlais de Jakob Guanzon et Arthur Nersesian au début, c’est parce que cela m’a frappé de constater à quel point leur propos se rejoignent dans cette sorte de désillusion existentielle, d’individus coincés entre plusieurs vies, plusieurs choix, l’envie de regarder en arrière et l’impossibilité d’aller de l’avant : l’incapacité à renoncer totalement et à trouver, se trouver, retrouver des valeurs, là où le « travail et le capital » a envahi tout le reste. En outre, le titre est tiré d’une une réflexion de l’auteur, retranscrite ci-dessus, sur la situation de ces américains vivant dans ce que l’on nomme capitalisme tardif, concept qui désigne la période actuelle du capitalisme qui, en l’espèce, est considéré être en phase terminale de son existence. Ce concept est lié à la théorie littéraire du postmodernisme, se traduisant par des changements sociaux et économiques d’une ampleur telle qu’ils ancrent les individus dans une incertitude perpétuelle, et dans un chaos, sans ordre ni logique ne sont présents, d’où l’absence de toute logique narrative, finalement. 

✦ On lit la chronique de Pamolico

La rentrée littéraire des Editions La Croisée, c’est aussi

Parution le 7 février 2024

Années 80, nord de l’Angleterre. Yrsa grandit avec son frère Little Roo et sa mère infirmière, dans un quotidien que leurs rêveries d’enfants illuminent. Mais leur mère les confie un jour à leurs grands-parents, très religieux. Tiraillée entre une éducation sévère et ses désirs naissants, Yrsa va vivre, de manière sourde puis frontale, l’emprise des hommes sur son corps transformé. Il va falloir partir. Il va falloir se battre.

Poétesse reconnue, collaboratrice de Beyoncé, Yrsa Daley-Ward nous emporte avec elle dans ses mémoires de fille, d’ado rebelle, d’escort perdue à Londres, d’une artiste dans l’âme, d’une femme en pleine conquête d’elle-même. Expérience de lecture unique et inspirante, La Vie précieuse a été salué dans le monde entier.

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