Les Pauvres Parents

Ludmila Oulitskaïa, Editions Folio, 261 p.

Une vieille mendiante ou de brillants intellectuels, de petites gens ou des privilégiés – Ludmila Oulitskaïa nous brosse un tableau extraordinaire de la vie moscovite d’après-guerre à travers neuf nouvelles d’une rare qualité littéraire. Héritière de Tchekhov, elle peint des tableaux de famille, met en scène des personnages dont les enjeux, apparemment étrangers à nos préoccupations, nous touchent par une humanité quasiment palpable. Loin de la petite politique ou des beuveries d’arrière-cour, loin aussi des lancinantes réflexions philosophiques, ces textes lumineux, drôles parfois, nous plongent dans des univers étonnants et nous donnent à voir une vérité sur la société russe comme peu d’auteurs contemporains ont su l’exprimer jusqu’à présent.

Résumé issu de la quatrième de couverture des éditions Folio

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          Ludmila Oulitskaïa fait partie de ses écrivains que l’on regrette de ne découvrir que tardivement. Auteure de romans, de nouvelles, tout comme de pièces de théatre et de livres pour enfants, sa plume est d’une sensibilité exceptionnelle, qui ne peut laisser indifférent; ses textes sont bouleversants, vous n’en ressortirez pas indemne, du moins ce fut mon cas. Elle est donc l’auteure de romans mais c’est vers un recueil de nouvelles, que je me suis tournée pour la découvrir, intitulé Les pauvres parents publié en 1993. C’est un ouvrage composé de neuf nouvelles qui placent, chacune d’entre elle, au coeur même de leur histoire, une ou plusieurs figures féminines, toutes aussi différentes les unes des autres, mais tellement émouvantes chacune à leur manière.

          Ce sont toutes des personnages quelconques, issues d’une classe sociale tout à fait modeste pour la plupart. Leur particularité c’est ce caractère qui les définit, qui font d’elles, évoluant dans cet espèce d’anonymat qui les entoure, des êtres remarquables. Mère, grand-mère, fille, maîtresse, elles font toutes, consciemment, le choix de leur vie au prix de sacrifices plus ou moins élevés. Certes, ce recueil s’intitule Les pauvres parents, mais la figure du père est ici, à mon humble avis, totalement en retrait, elle est souvent releguée en arrière plan si ce n’est totalement dénigrée. En effet, ceux-ci sont présents mais ils sont souvent délaissés pour laisser toute sa place à la figure maternelle. Le père et la mère sont rarement considérés dans leur unité de couple, l’enfant – qu’importe son âge – est toujours le lien qui cimente cette union, qui n’aurait peut être plus de raison d’être sans lui. Ouliskaïa entend « parents » dans tous les sens possibles: on retrouve également des femmes qui sont soeurs, cousines, tantes de. Petites femmes, mais d’une grandeur incroyable, qui jouent « le rôle de ciment qui permettait à la famille de ne pas se disloquer définitivement » telle Genele, issue de la nouvelle éponyme Genele-la-Sacoche, dont la fonction principale est de veiller jalousement sur la propriété d’un square de quartier tout en maintenant ce lien infime d’une famille pourtant infiniment disloquée. Femme qui apparaît insignifiante d’un point de vue social mais si l’on se remet sur une perspective plus centrée sur l’individu, celle de la famille en tant que première cellule sociale, son importance est capitale. Et c’est ce dont il est question ici: l’importance de la vie du niveau de la famille, sous l’étude et la plongée dans divers microcosmes familliaux. Beaucoup de ces femmes ne jouent aucun rôle prépondérant dans la vie même de la société, leur rôle concerne davantage l’intimité de ce noyau famillial, qui constitue la base même de l’individu, noyé dans l’immensité de leur pays.

          Et c’est dans cette exploration de l’intimité que l’art d’Ouliskaïa se déploie. Sous sa plume, les petits details du quotidien acquierent une dimension quasi-extraordinaire et prennent une saveur particulière. La sacoche française de Genele, ultra usée et pourtant d’une valeur sans égal, est à l’image de sa prorpriétaire: banal, usée par le temps, boursouflée de cicatrices mais unique en son genre et irremplaçable. Les anecoctes simples sont les plus savoureuses, je pense au moment où Genele entraîne sa nièce Galia au marché et lui apprend à faire des économies en décorticant du regard et dépeçant méthodiquement chaque étale et ses marchandises puis en marchandant avec les commerçants. C’est une femme qui vit dans la pauvreté mais qui ne s’achète que le meilleur, qui s’echine à faire perdurer cet esprit de famille malgré tout. Elle fait partie de ces êtres qui pour le peu qu’elles possèdent le donnent à autrui, ce sont des être lumineux, qui dans leur simplicité, comme Assia « la parente simplette » dans la nouvelle La parente pauvre, cède le peu qu’elle possède (et d’ailleurs, que son arrière cousine lui cède) à une vieille amie encore plus indigente qu’elle.

          Dans cette Russie où la vie est quelquefois rude et implacable, Oulitskaïa a beau explorer les catégories les plus durement touchées de la population, elle réussit à trouver la lumière – l’amour maternel absolu, l’entre-aide, la générosité, l’altruisme – dans les situations les plus désespérees. Ma nouvelle préférée La fille de Boukhara démontre cette puissance de l’attachement d’une mère qui se retrouve seule à élever sa fille autiste, délaissée par son mari, et qui lui prépare un avenir sans elle, son seul lien d’attachement, sachant qu’elle va mourir. C’est une des nouvelles les plus fortes du recueil qui traite non pas de l’autisme par lui-même mais la puissance de ce lien maternel sacré qui rattache cette mère à sa petite fille particulière et cela sans aucune compassion ou empathie disproportionnées.

          Le sublime se retrouve aussi chez les gens et les situations les plus simples, qui exhalent des sentiments d’une noblesse et d’une puissance pure et sans comparaison aucune. Le bonheur se retrouve sûrement dans ces moments furfitifs et dérobés, ces quartiers quelquonques qui ne refletent rien d’autre que la banalité de la vie quotidienne. Voila ce que narre Ludmila Oulitskaïa. Toutes ces femmes ne sont pas des femmes fortes, loin de là. Elle en explore profondément les fêlures ainsi que celles des familles abîmées, les rendez-vous manqués entre les êtres, ces femmes qui perdent prise sur leur vie à un moment donné sans parvenir à se la réapproprier plus tard. Ces moments de faiblesse ou d’abandon qui marquent définitivement un être, à priori comblé dans sa vie, et je pense ici à la nouvelle La maison de Lialia, où la professeure de littérature française et mère de famille finit par craquer et s’enfermer dans une sorte de torpeur moribonde après son aventure avec son jeune amant. L’amour maternel et l’attachement amoureux cohabitent difficilement chez les personnages de l’auteure russe, on retrouve bien souvent des familles monoparentales, ou lorsque la famille est à priori traditionnellement constituée, le mari et la femme sont rarement en phases: plus que tout lien amoureux, ils sont avant considérés sous l’angle parental, et dès lors qu’ils osent essayer entamer une relation amoureuse, celle-ci échoue lamentablement. Ces femmes sont soient mères soit maîtresses, jamais les deux, comme si ces deux sortes d’amour ne pouvaient coexister l’un avec l’autre.

          C‘est sans aucun doute que je classe cette lecture parmi mes coups de coeur et que ma rencontre avec la littérature de Ludmila Oulitskaïa constitue l’une des plus jolies découvertes que j’ai pu faire. Je ne sais que dire de plus: ce recueil est une petite merveille à lire!

 

L’élément préféré de Milotchka (nb: il s’agit de Ludmila, la petite fille de la nouvelle La fille de Boukhara) était la terre à moitié liquide dans laquelle elle se traînait avec plaisir. Elle restait de longues heures assise près du bac dont elle méprisait le sable propre et fin que son père avait apporté exprès pour elle, et elle arrosait avec l’eau de pluie d’un tonneau la terre grasse du jardin pour pétrir de la boue et la modeler, la modeler sans fin…

Dmitri Ivanovitch, élevé par son grand-père dans le schéma moral sec et vertueux de Marc Aurèle, qui de plus avait fait sienne l’ennuyeuse religion matérialiste du bien commun, restait fort tard dans son service, examinant à fond le destin médical de ses patients.

Rentré chez lui, il éprouvait un désespoir quotidien, et sa femme, attachée à Milotchka au point que les traits de la débilité de sa fille semblaient avoir pénétré en elle, lui devenait de plus en plus étrangère.

Toute la magie de l’intimité avec cette charmante et docile beauté asiatique semblait s’être dispersée à tous vents, et même quand il l’appelait parfois dans le bureau de son grand-père qu’il avait depuis longtemps adopté, il ne pouvait se libérer d’une peur noire et profonde face au mouvement invisible des particules mystérieuses et inconcevables qui dirigeaient le destin d’un enfant déjà né et de cet autre qui pourrait venir au monde…Cette peur était si forte qu’elle provoquait parfois en lui un écoeurement physique et privait complètement, en définitive, Dmitri Ivanovitch du désir d’enlacer cette perfection faite femme.

Ma Note: ♦♦♦♦♦

 

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