L’histoire de Chicago May

Nuala O’Faolain, Sabine Wespieser Editeur, 439 p.

The story of Chicago May, Ma Note ♦♦♦♦♦

 

Nuala O’Faolain s’est penchée sur la vie de May Duignan, jeune irlandaise, qui a quitté son Irlande natale en 1890 pour tenter l’aventure américaine et se détacher de cette vie de paysanne, de mère qui lui était destinée. De ville en ville, complètement démunie, sans personne à qui se rattacher, la jeune femme échoue à s’intégrer à la société du Nouveau Monde et se résout à choisir la seule voie qui lui reste pour gagner quelques sous: le vol doublé de la prostitution. C’est ainsi que l’auteure nous emmènera sur les traces de Chicago May, femme incroyable de courage et de pugnacité au sein d’un monde qui ne laissait guère aux femmes la place d’exister.

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           Ceci n’est pas un roman, il s’agit de la biographie d’une jeune irlandaise, May Duignan, narrée par l’une de ses compatriotes, journaliste et romancière, une centaine d’années plus tard, Nuala O’Faolain. Chicago May, née en 1890 à Longford en Irlande et morte en 1929 à Philadelphie, est un personnage hors du commun, qui possède d’ailleurs sa propre page wikipédia ici ,si vous souhaitez vous en faire une petite idée, mais je ne peux que vous conseiller d’aller plutôt lire ce bel ouvrage. Notre auteure irlandaise s’est appuyée sur les mémoires que la principale concernée a rédigées dans la dernière partie de sa vie et qui se trouvent par ailleurs archivées à la bibliothèque de New-York. Nuala O’Faolain a en outre reçu le Prix Fémina pour son ouvrage, ce qui n’est pas immérité!

           Chicago May n’est pas Mme Bovary, ni Anna Karénine ou Jane Eyre. Elle n’appartient pas à cette catégorie de personnages mythiques entourés de cette aura de romantisme un peu naïf qui incarnent les histoires d’amour marquant la littérature mondiale. Au contraire, on lui trouverait plus de familiarité avec la catégorie de femmes à laquelle appartient Gervaise Macquart-Lantier, maltraitées par la vie, qui ont écopé dès le départ un peu plus que leur part de malheur et de malchance. Jeune irlandaise qui était promise à une vie de dur labeur, probablement une existence entière de pauvreté, dans un coin perdu d’Irlande, supportant tant bien que mal la vie entre un mari dur et exigeant et des enfants à nourrir. Mais ce n’est pas la destinée dont elle voulait, cette inertie existentielle fade et monotone ne correspondait pas à l’élan vital qui bouillonnait en elle, dont seule l’extravagance des villes américaines sera à la hauteur. Alors, emportant les économies familiales, elle prend la poudre d’escampette, direction l’Amérique, que tant d’Irlandais avaient déjà rejoint après avoir quitté leur terre natale dans l’espoir totalement infondé d’une vie plus douce. L’égoïste petite May Duignan deviendra alors là-bas la célèbre Chicago May. Mais je crois qu’à cette époque, où les moyens de communications étaient extrêmement réduits et où sa condition de femme seule et immigrée irlandaise, s’aventurant dans une vie complètement inconnue, mérite déjà, peut-être pas de la considération puisqu’elle a allégrement dépouillé sa famille avant de partir, mais une sorte de respect. D’autant qu’elle savait qu’un retour au bercail serait plutôt difficile pour elle. Chicago May était gorgée d’une force de caractère hors du commun et c’est ce trait de sa personnalité qui rend sa vie si étonnante. Là ou tant d’autres auraient pu s’effondrer, elle a continué et a persisté à vivre, enchaînant les déconvenues, les trahisons, les  relations désastreuses, qui finissent inévitablement en eau de boudin, avec des compagnons faibles, menteurs, voleurs, intéressés, oisifs. Se relevant sans cesse, elle est de ces femmes capables de survivre dans n’importe quel milieu, peu importe les coups du sort.

          L‘auteure, avant de véritablement commencer la narration de la vie de May, s’épanche sur les raisons qui l’ont poussé à vouloir reconstituer la vie de ce personnage particulier et c’est presque avec ferveur qu’elle se confie. À savoir qu’elle s’est appuyé sur différents ouvrages (celui d’un historien local et d’un instituteur irlandais à la retraite), qui évoquent May dans leur étude sous la forme d’une certaine neutralité voir sous un jour qui lui est totalement défavorable, et c’est contre tous les non-dits, les jugements hâtifs et définitifs, de ces ouvrages que le sien se dresse. En effet, les dernières traces de la réputation de criminelle que s’est forgée au fil du temps la jeune irlandaise dans l’Amérique de la prohibition s’est propagée jusque dans ses terres natales, où personne n’ignorait vraiment la vie qu’elle menait outre-atlantique. Mais alors que tous les témoignages s’évertuent à faire d’elle une victime de « mauvaises mains » qui l’auraient mal influencée, Nuala O’Faolain prend le parti de la considérer, sûrement à juste titre, comme l’actrice de sa vie et en met justement en évidence que Chicago May n’a jamais agit que de sa propre initiative, totalement détachée de toute forme d’autorité, que ce soit par facilité, par amour, par vénalité.

          Dans les dernières années de son existence, Chicago May a connu une période où, soutenue par un policier bienveillant croisé quelque temps auparavant, elle a sincèrement tenté de revenir dans le droit chemin, loin du vol, de la prostitution, des hommes. C’est à cette occasion qu’elle a écrit, de sa main hésitante et de son style malhabile peut-être, le récit de sa vie rocambolesque. C’est sur cette autobiographie que O’Faolain s’appuie en partie pour reconstituer sa propre biographie: elle s’amuse d’ailleurs gentiment de la naïveté de Chicago May, et de sa volonté qui transparaît d’édulcorer certains passages de sa vie, notamment son enfance. En tant que témoin privilégié de la vie de Chicago May, j’ai ressentie la même tendresse envers cette femme, qui s’acharne à se fabriquer une autre vie loin de celle qui lui était prédestinée, loin de ses frères et sœurs dont elle avait la charge. En tant que lectrice du texte de O’Faolain, j’ai ressenti le sentiment étrange qui la relie à Chicago May, cette espèce d’identification, de complicité, qu’elle a peu à peu tissée avec son personnage pour mieux raconter son histoire sous un œil bienveillant. J’ai vivement éprouvé l’émotion que l’auteure a ressenti en découvrant ce personnage puis en écrivant ces lignes, en retraçant l’histoire de sa vie, le plaisir d’avoir redonné vie à ce personnage, et d’une certaine manière, sa réhabilitation aux yeux du monde. Sa plume est jubilatoire, elle investit son récit de toute son âme tout comme elle s’applique à investir son lecteur et celui-ci ne peut être que réceptif de cette générosité.

          Ce récit est d’autant plus édifiant qu’il met en exergue la condition des prostituées de l’Amérique puritaine de fin et début de siècle. Cette catégorie de femmes, mises au ban de la société, côtoyaient pourtant les hommes d’une classe sociale supérieure, permettant à May et ses compagnes de vivre de leurs larcins. La voix de Nuala O’Faolain est particulièrement touchante dans ces passages-là, elle parvient à exprimer l’horreur et la misère de leur condition, elle se fait voix de ces femmes, qui ont fini par perdre la leur et ainsi toute possibilité d’exprimer la détresse dans laquelle se débattent et à laquelle elles essaient d’échapper à travers ces vaines échappatoires que sont l’alcool et la drogue.

Le nom d’une des femmes qui travaillèrent là survit par hasard – Margaret McGuinness, une compatriote à moi et à May, je n’ai aucun doute là-dessus -, elle est célèbre pour ne pas avoir été sobre ni être sortie de la maison pendant cinq ans et pour ne pas avoir eu de vêtements sur le dos pendant trois ans.

         Ces femmes, que l’on fait en sorte ne pas voir, que l’on accable des travers des hommes qui sollicitent leurs services, sont le réceptacle de toute la misère humaine: du dénuement psychologique, de ces hommes qui n’ont pas trouvé d’autres manières de briser leur solitude ou de satisfaire leurs besoins que par la fréquentation d’une femme inconnue à la détresse physique puisqu’elles se voient affligées de toutes les maladies que ces hommes respectables savent si bien dissimuler. Cette volonté justement de cacher à tout prix ces femmes en dit long sur le sort qui leur ait réservé, elles doivent supporter la honte de leur condition, le vice qu’on leur fait assumer. Car les autorités, notamment  la ville de Chicago qui a créé une commission d’enquête sur la prostitution, ne font rien pour résoudre ce fléau, elles sont seulement concentrées sur un objectif unique, celui de faire en sorte qu’on les voit le moins possible dans ce microcosme social qu’est la ville. Et c’est en cachant encore plus les choses, que le sort des prostituées ne fera qu’aller de mal en pis.

           Ce qui fait la force de ce livre, c’est l’appropriation par l’auteure de son sujet. O’Faolain a refusé de faire de la vie de Chicago May un catalogue, froid et vide de sens, de dates, d’événements s’enchaînant les uns à la suite des autres. Qu’aurais-je fait de ma vie si j’étais née Chicago May dans un coin reculé d’Irlande, prise en tenaille entre une religiosité pesante et toute une ribambelle d’enfants à élever, dont je n’étais même pas la mère? C’est une question qui taraude mon esprit depuis la lecture du récit de sa vie. Très sincèrement, je ne pense pas que j’aurais eu la moitié de son courage, sa détermination et son aplomb pour affronter le pire, sans faire demi-tour pour retourner dans mon pays natal. La traiter de criminelle, de prostituée, de voleuse est tellement réducteur, je crois que ce qui rend ce livre si passionnant, c’est peut-être la justesse des mots et de la vision de Nuala O’Faolain, qui a réussi à reconstituer très justement le personnage dans toute sa nature, dans toute la vérité de ce qu’elle était réellement.

 

La traite des Blanches n’était pas imaginaire. Il y avait, et il y a encore, du trafic. Les gangs trouvaient leurs victimes parmi les domestiques sous-payées, les ouvrières des usines, les serveuses et les vendeuses dont des milliers luttaient pour survivre avec des salaires insuffisants. Elles étaient « dressées » puis vendues. En un seul mois, pendant une campagne de réforme des années 1890, la police sauva trois cent vingt-neuf jeunes filles qui ne croyaient plus jamais ressortir de leurs bordels.

Dans une bibliothèque de ce « quartier des plaisirs », j’ai recopié une courte lettre qu’une de ces filles écrivit: « J’aimerais que tu viennes me voir et ainsi je pourrais tout te raconter car je suis une esclave blanche, c’est certain. Excuse le crayon, il fallait que j’écrive ça et que je l’envoie en douce. »

May nie avoir été une prostituée. Elle se considère comme une « soutireuse », femme qui attire un homme dans une chambre ou les préliminaires amoureux sont interrompus par un complice qui joue le rôle d’un flic, d’un mari outragé ou d’un propriétaire, et, dans la panique qui s’ensuit, elle ou son complice vole les objets de valeur de l’homme. En d’autres termes, c’est une honnête voleuse. C’est une travailleuse qualifiée.

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