1793

Automne 1793 à Stockholm. Un tronc mutilé, de ce qui fut un jeune homme, est repêché dans les eaux putrides du lac Fatburen. Dans ce monde ravagé par la famine, l’alcoolisme, la maladie et les malversations en tout genre, le juriste phtisique Cecil Winge est chargé par le chef de la police, Johan Gustaf Norlin, de retrouver et envoyer à l’échafaud le tortionnaire de celui qu’il surnomme, post-mortem Karl Johan. Il est accompagné du boudin manchot Mickel Cardell, membre de la garde séparée. Nous suivons en parallèle les aventures de Kristofer Blix, jeune homme fraîchement débarqué de sa Suède méridionale, pour se faire une situation dans la capitale. Mais Kristofer se laisse aveugler par les lumières de la ville, et gagné par l’appât de l’argent facile, il va peu à peu sombrer et se laisser engouffrer par la crasse et les ténèbres de la ville.

Niklas Natt Och Dag

521 p.

Editions Pocket

Ma Note

Note : 4.5 sur 5.

Je reprends mon tour du monde littéraire, direction la Suède. Au mois de juillet, j’ai été sélectionnée pour participer au prix des nouvelles voix du polar. Le principe de ce prix est plutôt simple: une poignée de libraires sélectionnés font un premier égrenage d’une part dans la catégorie – polars français, d’autres part dans la catégorie – polar étranger – Le choix final est laissé à la bonne volonté du jury de lecteurs, qui se doit de valider un titre par catégorie entre les deux titres élus par les professionnels. 1793 fait donc partie des deux romans étrangers en fin de course, il est également celui pour qui j’ai voté sans aucune hésitation (avec L’Empathie d’Antoine Renand). Il m’arrive de temps à autre de lire un roman historique mais je n’avais encore franchi le pas avec les polars historiques. C’est donc une première pour moi, et pas des moindres.

Cette couverture presque monochrome, vive et échauffée, badigeonnée entièrement d’un rouge sang bouillonnant colle parfaitement avec le ton du roman. Et j’ajouterais que c’est la première fois qu’il m’est arrivé de m’interrompre dans ma lecture et reposer un roman tellement la violence du récit me semblait insupportable. Manque de bol, j’en ai rêvé la nuit. Des quatre romans encore en lice, et de tous les romans policiers que j’ai pu lire, celui-ci est peut-être le moins politiquement correcte, le plus subversif, et poisseux, nous plongeant dans les bas-fonds stockholmois, au cœur de l’abjection et crasse de l’homme. Et pourtant, ce roman est étrangement fascinant, exerçant un étrange pouvoir d’attraction à travers les actes les plus terribles et les faces les plus noires de l’homme. Pour parler de la forme, avant tout, la structure narrative est très bien construite. Le texte est divisé en quatre parties, qui remontent le temps, la seconde partie, épistolaire, permet d’observer d’encore plus près l’évolution de ce jeune Kristofer Blix. L’ultime partie, quant à elle, se concentre sur le dénouement de l’enquête.

Une carte de la capitale suédoise nous est obligeamment présentée avant l’incipit, j’avoue la trouver illisible, on peut donc s’en passer très facilement. D’emblée, j’ai eu l’impression de pénétrer l’anti-chambre des enfers, ou tout le monde est rongé par un mal dévorant, le bec-de-lièvre des enfants, l’alcoolisme des boudins, nous sommes loin de la Stockholm aseptisée et lumineuse dont nous avons l’image aujourd’hui. La misère ne se cache pas, elle suinte de partout, sur les hommes, dans les rues jusque dans l’âme humaine, sur les murs des maisons, remontant des égouts. Un royaume au bord de la faillite, qui n’a plus les moyens d’entretenir ses infrastructures, dépouillé qu’il est par chacun des hommes d’État qui a eu l’opportunité de le faire. Tout est pourri, noir et glauque, la chaire est corrompue, l’esprit est dépravé. Notre duo d’enquêteurs n’y fait pas exception, Mickel rescapé difforme, bosselé par les boulets de canon, ne trouve que des sursauts de répits dans les verres d’alcool qu’il s’enfile, l’autre est déjà condamnée par la phtisie qui le consume doucement. Ici, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais une grande mare croupie.

Au milieu d’un climat politique instable, d’une société qui ne laisse guère d’autres espoirs que l’alcool, la prostitution, le mal français pour au mieux finir en tronc décomposé dérivant au milieu d’un lac, chacun s’essaie à la survie avec plus ou moins de succès. La pauvreté et la misère, le manque de tout, affûtent logiquement les rancœurs, l’amertume et le ressentiment, au bas mot. Cette enquête lie les deux hommes, Cecil le condamné à court terme, qui est épris de justice, ne supporte pas de quitter ce monde, laissant derrière lui cette dernière injustice, on comprend alors pourquoi sa vie ne peut être bien longue dans un monde comme celui-ci. Leur complémentarité se tisse peu à peu, chacun contribue à la résolution de l’énigme tandis que nous les accompagnons dans les dédales d’une Suède glauque, ou les effluves de la Révolution française commencent à se faire sentir.

Au milieu de ce contexte historique instable, ou la mort du roi Gustav laisse la porte ouverte à toutes les fourberies et une société qui part à vau l’eau, vont et viennent des personnages haut-en-couleurs, des rescapés de la guerre contre la Russie, maltraités par une société qui n’épargnent que les mieux nantis et plus malins. La candeur, la droiture, la probité et l’honnêteté sont tués dans l’œuf, c’est le roman de la déchéance et c’est Kristofer Blix, rempli d’une naïveté presque triviale, qui en est l’effigie. Car la peur de cette révolution française frappe chacun des esprits, déjà altérés par le despotisme d’un roi caractériel, ou chacun essaie de sortir son épingle du jeu, ou au moins essaie de couvrir ses arrières. Décidément rien ni personne est épargné dans ce monde d’une laideur étourdissante. La volonté de reformer et changer le pays, dénouer ce nid de vipères frétillantes, prêtes à s’emparer d’un bout de pouvoir, n’est pas encore assez armée, des forces commencent à s’agiter, en fond, mais ne sont pas encore matures.

Il vaudrait peut-être mieux que chacun sache comment s’est passée la guerre de Russie du roi Gustav, afin que de telles campagnes soient évitées à l’avenir. J’étais un personnage insignifiant dans un évènement échappant à mon contrôle, voué à la mort, épargné par un caprice du destin. J’ai perdu mon bras, mais il m’a sauvé la vie.

Un récit est d’une brutalité inouïe, doté d’un style fort et percutant, une trame narrative diablement bien ficelé, je n’ai pas encore réussi à oublier mon passage dans cette Stockholm infernale. Il me semble que Niklas Hatt Och Dag est allé au bout de ce que les mots et la langue peuvent offrir, sans basculer vers l’épouvante ou gore total. Sous le signe de ce mystérieux tronc torturé, l’auteur suédois n’a pas fait qu’explorer les noirceurs du monde, ils les a méthodiquement dépecées et disséquées. Il y a encore des images qui me poursuivent. Plus que les scènes de torture à la limite du soutenable, il y a une véritable enquête qui est menée, le couple tel un Holmes/Watson ou un Poirot/Hastings écornés et éprouvés, fonctionne très bien, Cecil le cerveau, Mickel les jambes. Les retournements de situation sont imprévisibles, et puis, l’envie de découvrir le mobile d’un tel acharnement, et d’une telle fureur et perversité, devient impérieuse. Comme si une telle barbarie devait trouver absolument être expliquée, comme si les mots étaient suffisants pour expliquer une horreur pareil. On finit par comprendre, bien sur, par l’entendre ce mobile, on se retrouve finalement seul face à l’ignominie qu’il va falloir digérer d’une manière ou d’une autre.

Karl Johan n’a ni jambes, ni bras, tous ses membres ont été coupés au plus ras qu’une scie et un couteau puissent accéder librement. Le visage n’a pas d’yeux: leurs globes ont été enlevés des orbites. Ce qui reste est mal nourri: les côtes sont saillantes. L’abdomen est gonflé par des gaz qui ont retourné le nombril vers l’extérieur, mais de chaque côté, l’os des hanches dépasse sous la peau. La poitrine est maigre, encore juvénile, malingre, loin de la plénitude de l’âge adulte. Les joues sont creusées. De l’homme qui fut jadis, les cheveux sont ce qui a été le mieux conservé. Leurs boucles blondes ont été lavées et peignées sur les planches du banc par les âmes pieuses de la paroisse.

J’aimerais sincèrement que cette histoire, terrible, gagne ce prix des nouvelles voix du polar car, il n’y a pas de doute, une nouvelle voix a été trouvée, et quelle voix! Niklas Natt Och Dag a réussi à toucher et atteindre mes limites, du supportable, du lisible, mais aussi de l’exprimable. Quand bien même la lecture en a été douloureuse, parfois, vous me voyez pianoter sur l’accoudoir du canapé ou de la chaise pour avoir la sensation de mes doigts en vie, on ne peut absolument pas se détacher de ce roman d’un noir absolu avant d’avoir fini par arriver là où l’auteur a voulu nous conduire. Allez, je croise mes doigts bien fort, Niklas Natt Och Dag le mérite ce prix. Rendez-vous l’année prochaine pour découvrir 1794 aux éditions Sonatine, en espérant qu’il soit à la hauteur de son prédécesseur.

L’ivresse a déferlé dans mes veines. J’ai beaucoup bu, ma chère sœur, et jamais autant que ces derniers mois, depuis que j’ai posé le pied dans notre capitale, mais ce qui s’est alors emparé de moi était quelque chose que je n’avais encore jamais éprouvé. Comme pour la première fois, mes yeux s’ouvraient et contemplaient un autre monde, caché derrière le nôtre. Ce n’était pas la lumière du matin qui faisait ces reflets rouges dans la baie! La ville flottait dans une mare de sang, et il en coulait encore davantage dans les rues, de chaque porte et de chaque fenêtre en un flot bouillonnant. Sous mon regard, les morts se réveillaient. Pas une aune de la ville qui n’ait été utilisée comme gibet, cimetière pour pestiférés ou fosse commune ou les lansquenets mutilés étaient jetés pêle-mêle dans le sillage des guerres. Leurs mains, certaines propres et blanches comme de l’os, d’autres infestés de vers et lessivées comme après une noyade, se dressaient entre les pavés des rues comme des mauvaises herbes. Elles s’agitaient pour saisir les pieds des vivants.

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