Le traducteur cleptomane

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Budapest, première moitié du XXe siècle. Le temps de onze nouvelles, un narrateur, un poète anonyme, se fait le témoin et porte-voix des histoires de son comparse, tout deux appartenant au même cercle littéraire: le disert Kornél Esti, auquel il arrive toutes sortes de choses, des situations invraisemblables qu’il provoque aux anecdotes, un brin incongrues et farfelues, et des petits drames de vie de gens dont ils croisent le chemin.

  1. Le traducteur cleptomane
  2. L’argent
  3. Le contrôleur bulgare
  4. La ville franche
  5. La disparition
  6. Le pharmacien et lui
  7. Misère
  8. Le Manuscrit
  9. Le président
  10. Le chapeau
  11. La dernière lecture

Dezsö Kosztolányi 

Editions Viviane Hamy

154 p.

Ma Note

Note : 4.5 sur 5.

Mon tour du monde continue, on s’arrête en Hongrie, avec un recueil de nouvelles que j’ai reçu il y a trois mois, à peine. Une des premières auteures hongroises que j’ai lues a été Magda Szabo, via les Éditions Viviane Hamy. Je retourne au pays des Magyars, encore une fois, en leur compagnie. Le titre de cette nouvelle me semblait plein de promesses, et je ne me suis pas trompée, ce recueil a été un coup de cœur. Ce bouquin dénombre onze nouvelles, qui ont toutes pour personnage principal Kornél Esti. Bien d’autres nouvelles, non inclues dans ce recueil, complètent ce tableau qui suit les aventures de ce personnage singulier qu’est Kornél Esti. Vous les trouverez publiées chez les Éditions Cambourakis, affiliées aux Éditions Actes Sud, qui d’ailleurs font un tacle en règle à leur collègue pour le choix des nouvelles totalement subjectif et a priori peu respectueux de l’œuvre d’origine. Ils affirment sur leur site que son œuvre comptait 18 chapitres et relevait davantage de l’ordre du roman, certes épars, que du recueil de nouvelles. Bref si vous voulez lire la totalité des nouvelles, allez donc voir du côté de cette édition de Kornél Esti, qui a le mérite de publier une oeuvre plus conforme à la publication d’origine. En outre, le site vous propose même le pdf gratuitement! Pour en revenir à l’objet de cet article, c’est en 1933, trois ans avant sa mort, que Dezső Kosztolányi publie l’histoire de Kornél Esti, alors même qu’il est touché par la maladie.

Le recueil est assez court, à peine 150 pages, pourtant il contient onze nouvelles, certaines très brèves, longues d’à peine deux ou trois pages, d’autres plus longues. Toutes ont en un commun, un premier narrateur, dont nous ignorons tout si ce n’est le fait qu’il est écrivain et qui évolue au sein d’un groupe d’autres compagnons d’armes artistes, dont la voix unique est portée par Kornél Esti, second narrateur, qui est cependant le prédominant. Ce dernier serait, selon Péter Ádám, l’un des traducteurs et auteur de la postface de mon édition, un double de notre homme de lettres hongrois, travailleur acharné, mais solitaire invétéré contrairement à notre Kornél Esti.

Ces nouvelles se présentent toutes sous le même schéma: le premier narrateur s’efface bien vite au profit de Kornél Esti qui prend et monopolise la parole. Il se met alors à exposer un épisode incongru dont il a été témoin, ou dont il a pris part, qui prête quelquefois à rire, ou qui amènent à compatir au sort des personnages. Le ton est volontairement trompeur, facétieux, presque badin, à la fois désopilant et insolite, on s’y laisse prendre, évidemment, à cette légèreté affectée. Mais on comprend très vite que cette indolence révèle plus qu’elle ne dissimule une propension à révéler cette fatalité qui colle à la peau de ces personnages, au destin inéluctablement scellé. Bien souvent le rire provoqué par l’auteur cache des sentiments autrement plus profonds, une sensation de malaise perturbante, persistante, car le rire n’est jamais gratuit avec l’auteur. L’humain est l’essence même de ces nouvelles: ses vertus, ses vices, surtout les vices, sa singularité, ses contradictions, ses déviances, ses passions, qui l’entraînent souvent au bout de lui-même, aux frontières de son existence, au fin fond de la ville – Budapest – lorsque il est trop tard pour une autre chance, cette deuxième, troisième ou même dernière chance. Dezső Kosztolányi, par le biais de Kornél Esti relève, passe à la loupe, étudie les incohérences du caractère des hommes, fait état de sa nature profondément contradictoire, ce qui fait de lui un être inconstant, puisqu’il n’a même pas la force de ses convictions pour lui. Ce sont des portraits sans concessions, ou même si l’homme peut être coupable de cupidité, sa méchanceté, de malice, le narrateur lui-mêle désabusé, spectateur à la fois conscient et blasé de ces faiblesses, ne s’abaisse jamais à condamner ses congénères, n’émet jamais de jugement ou critique péremptoire et blessant à son prochain, bien au contraire. Et c’est cette manière de procéder, que j’ai apprécié, il ne cherche pas à condamner les individus, tel n’est pas son rôle d’ailleurs mais au contraire il essaie de les réhabiliter au sein de sa société, que sa condition d’écrivain lui a permis d’observer inlassablement, de disséquer, de la coucher par écrit afin de la comprendre. Il ne condamne jamais, il ne fait jamais que d’essayer de débrouiller et comprendre des esprits complexes, difficilement saisissables.

À côté de cela, on note une réflexion en filigrane, constituée par une somme d’observations, sur la condition d’écrivain, qui n’est pas sans nous rappeler cette image de poète maudit. Nos deux narrateurs sont issus de ce cercle d’écrivains qui évoluent principalement entre eux, voués à vivre chichement, loin de toute considération financière, seule la démarche littéraire prédomine. Comme si les possessions pécuniaires et matérielles ne pouvaient qu’être nuisible à l’auteur, l’argent annihilant toute capacité créative, comme si les choses futiles et le dispensable faisaient obstacle à leur capacité créative, leur inspiration ne pouvant que prendre source dans un ascétisme financier certain. La littérature a ses exigences, incompatibles pour l’auteur avec le désir de possessions, le confort et le luxe. Elle a besoin d’espace pour naître et croître, que l’excès de confort ne permettrait pas. L’auteur distingue ce groupe, poètes et écrivains, de ce qu’il nomme « romancier » au début de la nouvelle Le Manuscrit, dont vous trouverez un extrait ci-après. Il est évident que l’auteur à travers ses deux narrateurs se plaît à jouer avec les mots et le langage, y prend un plaisir non dissimulé, aime jouer avec leur pouvoir, les investis d’une forme de sacralisation qui les rend presque palpables. L’art du bon mot, celui de la beauté, y est célébré, ce don de l’écriture, du style, de l’aptitude à communiquer,  de cette capacité à créer: une nouvelle forme de langage, transmettre la beauté d’un texte, à créer des liens entre des êtres qui n’avaient rien en commun pour pouvoir se lier. De ce fait, les nouvelles se complètent parfaitement les unes les autres, L’une célébrant la beauté de la traduction, l’autre dénigrant l’inanité d’une soupe littéraire confectionnée à partir d’une somme grotesque et insensée de mots. Encenser la beauté d’un texte, c’est aussi célébrer leur raison d’être écrivain. Celui qui a le don et la sensibilité pour créer, ou recréer dans le cas d’une traduction, une œuvre, qui a 1 autre fonction que de vivre pour elle-même. À travers la nouvelle La ville franche il nous rend compte du fait que la vérité nue, franche, sans filtre va souvent mal avec ce pouvoir. L’obligation de travestir, de cacher, d’enlever, ou d’enjoliver est souvent souhaitable pour rendre cette réalité supportable, vivable. Ceci notamment à travers l’Art, qui permet de sublimer la vérité, dans le bien ou le mal  mais aussi à une forme de travail sur les mots, sur cette vérité.

On assiste à une expérimentation jouissive du langage, sur l’homme, ses conséquences sans jamais sombrer dans la moquerie. Le narrateur démontre ses différentes manipulations, ses différents exercices, absence de langage, les mots sont au centre de tout, ils consument les hommes comme ils les nourrissent, ils les font vivre. Tour à tour, le langage condamne son homme, réconforte son prochain, épargne, chaque nouvelle est comme une nouvelle expérience, une expérimentation à chaque fois différente, quelquefois absurde, improbable, de cette capacité à aligner les mots. Visiter toujours les cas linguistiques, explorer les situations linguistiques qui deviennent des anecdotes littéraires, démontrer la capacité du héros à se jouer de la langue. Je pense ici à la nouvelle Le contrôleur bulgare, où le héros parvient à établir une forme de communication, unilatérale certes, avec ce contrôleur alors qu’il ne parle pas un mot de bulgare! Avec sa nouvelle Le Président, la plus longue de tout le recueil, on atteint même avec cette figure sacrée de l’homme, qui a consacré sa vie à la littérature, et qui continue à lui dévouer ses journées, ce président, ce Baron Wilhelm Friedrich Eduard von Wüstenfeld, respecté par tout le Darmstadt, l’Hesse littéraire, alors même qu’il dort lors des conférences qu’il préside, se réveillant à l’exact moment des conclusions. Une sorte de voix de la sagesse ultime enfin trouvée après une vie de labeur dévouée à son art.

Il y a bien sûr eu des nouvelles qui ont eu ma préférence, je pense notamment à la toute première du recueil, Le traducteur cleptomane mais aussi à L’argent, Le contrôleur bulgare, La ville franche, Le manuscrit. Les autres ne sont pas de moindre qualité mais je me suis particulièrement régalée en les lisant, en découvrant leur chute, en me prenant au jeu du narrateur qui entretient minutieusement le suspens en repoussant malicieusement le moment ou celle-ci intervient. Il va sans dire que j’ai très envie de découvrir le reste de ces nouvelles et que je vais sans doute m’acheter l’édition complète. Alors même si mon édition ici-présente est vieillissante, elle date de 1994, elle a l’avantage d’éclairer le lecteur sur le contexte de publication des nouvelles.

Avec un goût de Mitteleuropa, entre Stefan Zweig, Thomas Mann et Franz Kafka, embrase cette capitale éblouissante qui vit ses dernières heures de paix, ses meilleures heures, avant la guerre, où les instants volés de cet entre-soi littéraire, où la langue, l’imagination vit son âge d’or, où les écrivains se réunissent, dans cette espèce d’entre soi privilégié, sélectif aux membres sont soigneusement choisis, dans les salons particuliers du café Vipéra ou au café Torpedo Budapest dans les nouvelles, qui se nomment en réalité le palais New-York. Là où l’auteur a écrit certaines de ses œuvres, dans ces cafés qui ont vu naître et fleurit toute la vie littéraire hongroise. Nostalgie qui nous frappe, moins par la tristesse d’une époque révolue que par cette richesse et ce rayonnement culturel, qui ont laissé des traces encore suffisamment rémanentes pour que le lecteur les perçoive et s’en nourrisse.

C’est vraiment un superbe recueil, que j’ai lu avidement avec délectation, même s’il y a onze nouvelles, j’aurais sans hésitation lu le double avec autant de plaisir. On y retrouve pèle-mêle des figures que l’on connait déjà mais que l’on découvre celle de l’écrivain perdu, maudit, incompris, par le monde extérieur, qui ne vit et respire que littérature, en bref, le livre d’un grand écrivain qui parle de lui-même, qui parle Littérature par le biais de son double spirituel. On aura du mal à trouver meilleur hommage au langage, à la littérature, que ces nouvelles, qui célèbre ses pouvoirs, et sa faculté a agir sur l’existence, a fortiori sa faculté à changer la vie des individus, pour le meilleur, quelquefois pour le pire. De superbes textes d’un talentueux auteur.

Il m’était arrivé par la poste un manuscrit d’un tel volume, s’est plaint Kornel Esti, que, l’ayant à peine ouvert, j’ai été saisi d’épouvante. C’était un roman, en deux parties, dactylographié avec soin, entouré d’un ruban et placé dans un cartonnage. Quel titre il avait, je n’ai même pas regardé. Je n’ai regardé qu’une chose: qui l’avait écrit.

C’était une vieille dame distinguée, raffinée, cultivée, aimable, pleine d’esprit en société, et même intelligente, mais prenait-elle en main la plume, elle perdait aussitôt toutes ces excellentes qualités, elle écrivait plus exécrablement que la plus banale des boniches.

J’avais déjà lu plusieurs de ses écrits. J’en garde un tel souvenir qu’aujourd’hui encore il me vient une envie de bailler, rien que d’y penser, et que j’ai les mâchoires qui se crispent et qui grincent. Quand le somnifère le plus fort n’a plus d’effet sur moi, il suffit que je me les rappelle  et je tombe écrasé de sommeil.

Pour aller plus loin

Budapest. Juillet 1919. Les « Rouges » de Béla Kun ont perdu. Une ère nouvelle débute pour la bourgeoisie. Seule Mme Vizy, la femme du haut fonctionnaire Kornél Vizy, est obsédée par tout autre chose : Anna, la bonne promise par le concierge, viendra-t-elle ? Enfin Anna paraît :

« Alors commença pour eux une existence idyllique dont ils sentaient en permanence le goût dans la bouche. Non, ils n’étaient pas victimes d’un mirage surpassant leur imagination. L’impossible s’était réalisé ; ils avaient mis la main sur la bonne, la vraie, celle dont ils avaient rêvé. »

Pourtant, la bonne idéale, la domestique inégalée que tout le quartier Krisztina envie aux Vizy, assassinera ses maîtres au cours d’une nuit, transperçant leurs corps de neuf coups de couteau.

Pourquoi ? La meurtrière elle-même ne saura répondre à la question. Le procès n’apportera aucune réponse. Kosztolányi, dont on a dit qu’il était le plus grand écrivain hongrois du XXe siècle, nous laisse seuls juges de l’acte d’Anna, Anna la bonne, Anna la douce.

Toute l’intelligence, toute la tolérance d’Antal Novàk, le professeur émérite, ne parviendront pas à résoudre le conflit qui l’oppose à sa fille, pas plus qu’ils ne vaincront le mutisme obstiné dans lequel s’est réfugié Vili Liszner.

Les certitudes se brisent, l’univers bascule

2 commentaires sur “Le traducteur cleptomane

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  1. Kosztolányi, facilement mon auteur hongrois préféré! Tu me donnes envie de relire ces Aventures même si je garde un souvenir assez précis de « Le traducteur cleptomane » et du « contrôleur bulgare », entre autres récits.
    Concernant la genèse de l’oeuvre, certains de ces récits ont paru dès 1925 dans une revue littéraire hongroise, et il me semble qu’encore d’autres textes sont associés au cycle « Esti Kornél » (en tout une quarantaine, je crois). Une partie des textes a bien été rassemblée en recueil, publié en 1933 comme tu le notes. C »est peut-être une explication de ces différentes versions françaises, même si ce serait intéressant de savoir plus précisément comment Péter Ádám a fait sa sélection pour Alinéa.
    Et pour aller encore plus loin, je recommande aussi le roman Alouette: un vrai bijou!

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  2. Merci pour ces précisions fort utiles. Malheureusement Peter Adam ne précise pas ses critères de sélection dans la postface donc mystère. Apparemment Le livre de poche vient de publier le recueil exactement sous la même forme, c’est dommage, je pense vraiment qu’il mériterait d’être plus consistant. Merci pour Alouette, je note bien la recommandation.

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