La glace

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D’étranges évènements se passent à Moscou: depuis quelque temps, des hommes, aussi bien que des femmes, sont enlevés et sont frappés, à coups de marteaux à tête glacée, en pleine poitrine. Ces attaques frappent tout le monde, aussi bien inactifs que banquier ou même prostituée. Ces individus semblent appartenir à une secte qui prône le retour à l’amour, à une pureté perdue, loin des turpitudes terrestres, de la monotonie et la vulgarité de la vie quotidienne. Mais qu’est-ce que donc cette glace qui semble avoir de mystérieux et bénéfiques effets sur les êtres qu’elle frappe. Et qui sont ces gens qui sortent de nulle part avec leur marteau et leurs liasses de billets qu’ils distribuent à la volée…

Vladimir Sorokine

335 p.

Editions Points

Лёд, 2002

Ma Note

Note : 3 sur 5.

Voilà mon deuxième roman chroniqué pour cet Octobre Russe (cf Instagram) et ce challenge Russkaya Literatura, un livre que j’ai lu il y a bien un an et demi et que je n’avais pas encore pris le temps de chroniquer. Mais les choses sont bien faites, il a enfin trouvé sa place au cœur de cet automne pluvieux. La phrase très succincte qui tient lieu de biographie en quatrième de couverture évoque un auteur « sulfureux », j’ai lu ailleurs « non-conformiste » quelque part ailleurs, voilà qui ne manque d’attirer mon attention, la vôtre peut-être aussi. Ici un interview de l’auteur par les Inrockuptibles, qui permet de comprendre que visiblement ces termes quelque peu langue de bois signifient tout simplement qu’il est connu pour être un opposant au gouvernement. Le mouvement prosoviétique Going Together a organisé nombres d’actions contre lui, autodafés et procès, accusant l’écrivain de pornographie (pour autant que je puisse en juger, il y a effectivement des passages crus et explicites mais ils restent épisodiques). En 2014, il a d’ailleurs désavoué la politique russe en Crimée.

Le texte a été traduit par Bernard Kreise, dont je vous transmets un article ici, où le traducteur évoque sa perception de Sorokine. Découvrir et lire les articles de Passage A l’Est, merci à elle, m’a fait prendre conscience de l’importance du rôle du traducteur, alors qu’ils sont les mieux placés pour parler de l’œuvre, voilà pourquoi je me décide à en parler. En cherchant à en savoir plus sur Vladimir Sorokine, j’ai découvert qu’il s’agit en fait d’une trilogie, les autres tomes s’intitulent La voie de Bro et 23 000. Vous l’aurez deviné, ce premier tome se lit indépendamment des deux autres. Cette chronique étant pour moi l’occasion de me rafraichir la mémoire (….), je me suis replongée donc dans le roman avec plaisir.

Ce livre est composé de quatre parties, de longeurs inégales, et de nature différente, narration à la troisième ou la première personne, récits, l’auteur russe casse les conventions et le rythme du roman traditionnel. Dès le début, j’ai été décontenancée par ce procédé, briser la poitrine d’hommes et de femmes à coup de marteaux glacés, d’accord, mais dans quel but. Je me suis longtemps demandée vers quel but voulait nous mener Sorokine. J’ai d’abord penché pour le roman policier, bien que le titre ne soit pas classé dans la collection idoine de la maison d’édition. Ou pour le roman ésotérique, il y a quelques passages qui amènent à se poser la question. Lorsqu’on se rend compte que l’homme, qui se fait charcuter le poitrail, portait une inscription sur son t-shirt http://www.FUCK.RU, on commence à y voir un peu plus clair. Le mélange des genres est audacieux, il n’y a pas de doutes.

Larine eut du mal à se lever. Il enfila le caleçon en vacillant et en reculant. Puis le jean. Il prit le T-shirt noir. Il était neuf lui aussi. Au lieu de l’ancienne inscription WWW.FUCK.RU, était écrit BASIC. Egalement en rouge.

Doucement mais surement, sans vraiment jamais la nommer, après tout nous sommes en plein dedans, la censure d’une force sectaire autocratique s’impose. Ce n’est ni la guépéou, ni le kgb, mais la messe est dite à travers le lavage de cerveau soigneusement effectué sur Larine, influençable et malléable au possible. Critique des sectes. Qui forcément peut être appliqué plus largement au régime ambiant, et lorsqu’on se penche une minute sur le passif de Sorokine, les choses deviennent plus claires: critique de la dictature qui n’a d’autre moteur que de courber l’échine des rebelles, inoffensifs ou plus belliqueux, par différents moyens, et en l’occurrence ici une fraternité factice, une solidarité feinte, entrainant dépendance et perte d’autonomie. On remodèle l’identité en changeant les noms. Mais ne peut-on pas voir autre chose danse cette secte, un mouvement qui pousse pour un renouvellement russe? Je n’en sais fichtrement rien. Ou peut-être, ces deux mouvements en même temps, voilà un roman qui n’a de cesse de nous interroger, de m’interroger.

Credit: LeSoir.be

Beaucoup d’humour noir teinte ce roman, qui pourtant se base sur un réalisme tout aussi sombre, glauque et tragique en un sens et dénonce cette situation qui est tout sauf amusante. Les personnages dans la lignée de beaucoup d’autres personnages de la littérature russe, n’ont rien d’héroïque ou même de marquant, bien au contraire, ils sont enfoncés dans une lucidité amère et destructrice. Les tentatives de rébellion font sourire certes. Mais les hommes se perdent quelque part entre antisémitisme primaire, nationalise frôlant le social- et l’obéissance au régime. Allégorie du totalitarisme, celui qui brise la poitrine des gens, torture pour soumettre et aliéner le citoyen récalcitrant.

C’est une langue crue, dure, sans filtre, qui me fait penser à bien des égards à celle de Zakhar Prilepine, qui reflète une réalité qui est tout sauf idyllique, où alcool, proxénétisme, prostitution, drogue, flagornerie enveloppent les êtres dans un quotidien sans fard et sans lumière, ou tout se vend et tout s’achète, moyennant quelques liasses de dollars ou de roubles, peu importe. L’auteur ne nous donne aucun permis d’espoir, la réalité est brute, il faut l’accepter. Car les espoirs de fraternité et de famille, vitrine d’un lavage de cerveau, ne sont laissés et entretenus que par cette secte qui s’acharne à briser les gens.

Komar tira le piston vers lui: 27 ans, la tête rasée, de grandes oreilles, maigre, voûté, de longs bras, les traits du visage très acérés, un t-shirt bleu déchiré et un pantalon noir bouffant.

Du sang apparut dans la seringue. Komar tira l’extrémité du garrot noué. Et il réintroduisit en douceur le contenu de la seringue dans la veine de Larine

Si Dostoïevski nous parlait du mal du XIXe siècle en évoquant l’absence de Dieu dans Les frères Karamazov, nulle doute que cette fin de XXe et ce début de XXIe a trouvé ses voix pour exprimer leur propre mal et leur propre autodestruction. Nous ne sommes certes pas dans le même registre de langage, Dostoïevski possède cette élégance de style qui n’est pas tout à fait celle de Sorokine peut-être parce qu’il a fallu trouver une autre voix pour exprimer un XXe siècle encore plus sombre que le précédent, où évidemment alcool, prostitution et drogues étaient aussi présents.

Ce roman m’a vraiment décontenancée, me laissant perplexe devant la signification et son unité profonde: les quatre parties sont dissemblables et amènent plus de questions que de réponse. Qu’est-ce que cette glace, est-ce allégorique? Je suis donc allée voir ce que l’on en disait ailleurs. L’auteur aurait été suspecté de nazisme, rien que cela. Dénonciation du totalitarisme, mise à mal d’une société en manque de rêves, je ne suis pas arrivée à trouver une réponse qui me satisfasse pleinement, si toutefois elle existe. Reflet du chaos ambiant, voila une hypothèse qui me plaît. Quoi qu’il en soit, il faudrait surement lire la suite de la trilogie pour mieux cerner les intentions de l’auteur, ce qui n’est pas au programme de mes réjouissances immédiates. Peut-être l’année prochaine.

« Khram, que ressens-tu? »

Je lui ai répondu:

« J’ai un peu mal à la poitrine.

-Mais encore?

-Oh, je ne sais pas… je ne comprends pas ce qui se passe.

-Tu t’es sentie bien avec nous?

-Oui.-

-Etait-ce plaisant à ton coeur?

-Très, lui ai-je répondu. Je ne me suis jamais sentie si bien. »

Il m’a regardée avec un sourire et m’a dit:

« Ceux qui sont comme tous sont fort peu nombreux. En tout, cent cinquante

trois personnes sur terre. »

Je lui ai demandé:

« Mais pourquoi?

-Parce que nous ne sommes pas comme tous les autres. Nous savons parler non seulement avec notre bouche, mais avec notre coeur. Les autres ne parlent qu’avec la bouche. Et jamais ils ne parleront avec leur coeur.

-Pourquoi?

-Parce que ce sont des cadavres vivants. La grande majorité des hommes sur notre terre sont des morts ambulants. Ils naissent comme des morts, ils se marient à des morts, ils engendrent des morts et ils meurent; leurs enfants morts engendrent de nouveaux morts, et cela de siècle en siècle. C’est le tourbillon de leur vie de mort. Dans laquelle il n’y pas d’issue. Et nous sommes vivants. Nous sommes les élus. Nous savons ce qu’est le langage du cœur que nous avons déjà utilisé pour parler avec toi. Et nous savons ce qu’est l’amour. Le véritable Amour Divin.

Pour aller plus loin

Le 30 juin 1908 tombe en Sibérie la météorite de la Toungouska. Au même moment, dans la famille d’un riche industriel, naît Bro, futur grand maître de la Confrérie de la Lumière originelle, une secte qui cherche à éliminer les êtres corrompus et reconstituer une assemblée d’élus. L’enfance dorée de Bro est vite écourtée : la guerre, la désorganisation de la société, la révolution, provoquent la fuite puis l’anéantissement des siens. Le jeune garçon se retrouve seul à errer à travers la Russie durant quatre ans, bénéficiant dans le chaos général d’une mystérieuse protection. La Voie de Bro est le deuxième volet d’une trilogie romanesque, initiée par La Glace, dans laquelle Vladimir Sorokine invente toute une mythologie pour symboliser la naïveté d’une humanité en mal d’utopie. Brillant et iconoclaste, l’auteur jongle avec tous les genres, toutes les périodes historiques, pour dénoncer les institutions russes, les ravages du pouvoir et de l’argent.

Si 23 000 peut se lire de manière totalement indépendante, voici donc le dernier volume de la Trilogie de La Glace. La Confrérie de la Lumière a maintenant étendu son pouvoir dans le monde entier et organisé un business autour des marteaux de glace. Proche du but de sa quête, cette secte capture le petit garçon apparu à la fin de La Glace, l’un des derniers « 23 000 » membres qui doivent former le cercle qui se dissoudra pour retrouver « la Lumière originelle ».
De Moscou à New York, passant par Israël ou Hongkong, ce roman au suspens remarquable alterne les moments d’action dignes des meilleurs romans policiers et des plages mystiques empreintes d’un grand souffle poétique. Avec une grande liberté de ton, Vladimir Sorokine réaffirme dans 23000 sa vision iconoclaste de l’histoire de son pays et du pouvoir actuel, en exposant la naissance des régimes totalitaires au XXeme siècle.

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