L’eau rouge

#blog-littéraire #chronique-littéraire #jurica-pavicic #agullo-editions #l-eau-rouge #litterature-croate #polar

Silva et Mate, dix-sept ans, vivent avec leur parent, Vesna et Jakov, dans un petit village dalmate, près de Split, en Croatie. Un soir de septembre 1989, la sœur sorte avec ses amis, comme à son habitude. Mais Silva ne rentre jamais. Les parents font appel à la police, qui commence une enquête de près de deux décennies, dans laquelle Mate va s’impliquer corps et âme pour retrouver sa jumelle. Alors que le pays yougoslave est en proie au changement sous le coup de la guerre, les investigations vont connaître de gros passages à vide. Et la famille va devoir apprendre à continuer à vivre sans Silva.

Jurica Pavičić

359 p.

Agullo Éditions

Crvena voda, 2017

Ma Note

Note : 4 sur 5.

Cela faisait un bon moment que j’avais sur l’œil ce titre, j’ai eu la chance de le recevoir grâce à la Masse Critique de Babelio de ce mois de Mars. Et évidemment grâce aux éditeurs, Agullo Editions, que je remercie encore. Si j’avais de grandes attentes, le livre étant vendu comme un roman noir, il fait en effet partie de la collection idoine d’Agullo, celles-ci ont été largement comblées. Bien plus que prévu. Ce roman est un coup de cœur, je l’ai lu en deux jours, je n’ai pas pu le poser avant d’en connaître le dénouement. Mon engouement pour ce titre est partagé par pas mal d’autres critiques. J’aime Agullo Editions, pour leur code graphique qui font de leur publication une identité très marquée, ici, avec le titre, la couleur était toute trouvée. Pour leurs choix éditoriaux, évidemment, beaucoup des auteurs qu’ils publient sont originaires de l’Europe de l’Est, mais pas exclusivement. Et j’aime Agullo Editions, pour leurs livres, l’objet en lui-même, composé du récit, en premier lieu, mais aussi d’une biographie développée de l’auteur et du traducteur, ici Olivier Lannuzel, et enfin de leur bibliographie, qui permet au lecteur avide de nouvelles découvertes, d’éventuellement se choisir une lecture ultérieure.

Jurica Pavičić, l’auteur croate, n’en est pas à son premier roman, loin de là. Il a sept romans à son actif (dont personnellement j’espère qu’ils puissent être traduits un de ces jours vu la qualité de ce roman-là), deux recueils de nouvelles, des essais… Son récit s’ancre sur la côte Dalmate du pays, celle qui jouxte ses anciennes compatriotes bosnienne et monténégrines, non loin de Split, deuxième ville du pays, qui compte au patrimoine mondial de l’Unesco, comme beaucoup d’autres lieux en Croatie. Ce pays est un petit trésor, ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il est devenu au fil du temps un paradis pour les touristes divers et variés, moi y comprise. Loin des Edens touristiques, tout prend forme dans le petit village de Misto, non loin de Split, loin des regards des plaisanciers, dans le foyer somme toute banal que forment Vesna et Jakov, les parents, avec leurs jumeaux de dix-sept ans, Silva et Mate. Un samedi soir normal, Silva disparaît. Et nous voilà embarqués sur près de trois-cent-soixante pages, au beau milieu de la famille, à essayer de comprendre ce qu’elle est devenue. Des histoires de disparition, ou le corps de la personne n’est jamais retrouvé, on en voit et on en entend tous les jours, mais la vivre de l’intérieur est une autre paire de manche, que je ne souhaite à personne de vivre. Le fait que Jurica Pavičić soit journaliste n’est surement pas étranger à la réussite de roman policier. Il nous tient en haleine d’un bout à l’autre du récit, il ne permet au lecteur de se forger une opinion que très tardivement, il met en place des rebondissements, des retournements de situation très efficace. Sans aucun doute, le côté polar de ce titre est efficacement exploité, disparition volontaire, meurtre, suicide, enlèvement, l’auteur joue sur toutes les possibilités offertes par ce début intrigue et en exploite chaque dimension et chaque recoin. On se pose réellement la question, quasiment jusqu’à la fin, quant à savoir si l’on va finir par connaître le fin nœud de l’histoire.

Ce qui contribue à la réussite de cette histoire, c’est que l’auteur a fait appel à d’autres ressorts narratifs: ce roman a une composante psychologique non négligeable. Au-delà même de savoir ce qu’est devenu Silva, il a patiemment et méthodiquement détaillé les ravages de la disparition sur la famille, sur l’entourage, sur le village. Il décrit avec talent la façon dont chacun gère la disparition de cette fille et sœur jumelle, dont l’absence occupe une place de plus en plus imposante. Personne ne gère de la même façon et l’enfant restant, Mate, porte encore plus le poids de l’absence de sa sœur. Si le foyer explose, les ravages ne sont pas moins dévastateurs sur les suspects potentiels qui se trimballent cette culpabilité latente, qu’ils soient réellement coupables ou non. Ces accusés qui eux aussi vont finir par « exploser » sous le poids du soupçon, de la méfiance, des accusations muettes ou non, de la honte destructrice: le jugement de ces spectateurs est encore plus impitoyable que les instances juridiques elles-mêmes. L’auteur excelle à décrire les conséquence sur l’avenir de chacun d’entre eux en mettant le doigt sur le fait que l’absence d’explication, qui donne forcément de l’espoir à chacun, est ce qui est insidieusement le plus difficile à vivre, et le plus destructeur.

Le tout s’inscrit dans un pays qui s’apprête, lui aussi, à exploser et à vivre une guerre dont il aura peine à se remettre. Les explosions ici se produisent dans tous les sens, métaphoriquement au sens national comme personnel, comme si les conflits perçants des uns étaient le retentissement du conflit d’autres. La disparition de Silva est une tragédie familiale, mais pas seulement celle de la famille de Silva, car larvés en son sein d’autres vies finissent par exploser, et elle est aussi l’écho de cette Yougoslavie qui va bientôt imploser sous le poids des nationalismes surgissants. L’eau rouge c’est aussi l’occasion, rare, d’appréhender de l’intérieur la dislocation du pays yougoslave en parallèle de la naissance du pays croate à travers la guerre depuis la veille de la dislocation du bloc soviétique jusqu’à 2016, notamment à travers l’évolution du village de Misto, qui finit petit à petit par être grignoté par le tourisme balnéaire,

Vesna marche vers sa maison et contemple autour d’elle Misto qui s’est métamorphosé en l’espace de quelques mois. Les fenêtres de l’école et de la mairie ont été scotchées pour empêcher que les vitres ne volent en éclats en cas d’explosion. Des sacs de jute blancs remplis de sable ont été entassés devant les batiments publics et les soupiraux des caves. Des groupes électrogènes bourdonnent dans les rares magasins et cafés ouverts, toute la vie dépend désormais de ces boites métalliques bruyantes, car la Dalmatie est privée de courant depuis des semaines. Vesna passe à côté du monument aux partisans, quelqu’un l’a vandalisé à coups de marteau et a inscrit au marqueur un grand U à empattements sur la pierre. Les rares véhicules qu’elle croise ont du ruban adhésif noir collé sur les phares pour ne pas enfreindre le black-out. Une voiture passe sans plaque d’immatriculation.

Ce roman est une totale réussite, je suis peut-être trop de parti pris par le plaisir que m’a procuré sa lecture, je ne parviens pas à lui trouver le moindre petit défaut. L’auteur a trouvé le compromis idéal entre roman policier et roman psychologique, entre sensibilité, drame, gravité, à préserver jusqu’au bout tous les tenants et aboutissants de cette tragédie sur fond de Croatie nouvellement existante. J’ai hâte de voir ce que l’auteur a écrit d’autre si toutefois nous avons la chance que d’autres titres soient traduits à l’avenir !

Le 30 avril est le jour de l’anniversaire de Silva et de Mate. Le 30 avril 1990, Silva a dix-huit ans. Ou qu’elle se trouve, quoi qu’elle fasse, Silva est maintenant majeure.

Jakov s’est réveillé ce matin-là en sachant que ce serait une dure journée. Et ça l’a été.

Pour un enfant vivant, un anniversaire, ça s’organise. Les parents préparent un gâteau, montent une petite fête avec des bougies et une tombola. Pour l’anniversaire d’un enfant mort, les parents vont au cimetière. Ils achètent des chrysanthèmes qu’ils déposent sur sa tombe.

Silva, elle, n’est ni morte ni vivante. Silva a disparu. Et pour une personne disparue, vous n’allez pas au cimetière, vous ne préparez pas de gâteau. Vous ne pouvez rien fêter avec elle, vous ne pouvez rien fêter avec elle, vous nez pouvez pas la pleurer, vous ne pouvez pas échanger avec elle ou échafauder des projets. Si Silva n’avait pas disparu, ils parleraient avec elle de ses études futures, de son permis de conduire, de sa place à la cité universitaire. En lieu et place de Silva vivante, ils ont maintenant une photo d’elle. Vesna l’a placée à un endroit visible, au-dessus de la table de la salle de séjour. Elle l’a placée là comme le rappel constant qu’ils ne sont pas au complet, qu’il leur reste en permanence une tâche à accomplir, un manque à combler. Elle ne l’a pas installée sur la table basse ou sur le buffet. Car sur la table, on pourrait disposer une petite bougie devant la photo. Sur un mur, non. Or Silva est vivante, et on n’allume pas une bougie devant la photo d’un vivant.

6 commentaires sur “L’eau rouge

Ajouter un commentaire

  1. J’ai lu beaucoup d’avis positifs sur ce titre, à commencer par celui de mon épouse ! Je trouve formidable que de tels livres soient désormais disponibles en français.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑