Nos cœurs si loin

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Quand elle trouve refuge dans la baie de San Francisco après avoir fui les Philippines, son pays natal, Hero refuse d’évoquer ce qui lui est arrivé. Au coeur de la Californie, c’est toute une communauté d’expatriés qui va l’accueillir : des enfants, des jeunes adultes, des employés de restaurants ou de salons de beauté qui ne se sentent ni tout à fait américains, ni tout à fait philippins. Parmi eux, Hero tombe amoureuse de Rosalyn, et son passé resurgit malgré elle.

Entre la prose virevoltante de La Vie brève et merveilleuse d’Oscar Wao de Junot Diaz et les Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin, Nos coeurs si loin est un premier roman lumineux et profond sur l’amour sous toutes ses formes, sur les exactions d’un régime politique et le pouvoir salvateur des communautés – de sang ou de coeur.

Elaine Castillo

553 p.

La Croisée

America is not the heart, 2018

Une traduction de Cécile Roche

Ma Note

Note : 3.5 sur 5.

« Le tragique, parfois, n’avait rien de spectaculaire »

Les Éditions La Croisée ont le chic pour me dépayser immanquablement, m’amener dans des mondes que je n’avais encore jamais eu l’occasion d’appréhender à travers mes lectures passées : Elaine Castillo est issue de la diaspora philippine, implantée à San Francisco, US, ville réputée pour vivre au rythme des festivités des différentes communautés qui la composent. Les Philippino-Américains sont le second plus grand sous-groupe asio-Américain et le plus grand groupe d’Asie du Sud-est des États-Unis. Ce n’est vraiment pas si souvent que l’on croise ce pays d’Asie du Sud-est, ni sa diaspora d’ailleurs, dans les fictions qui sont régulièrement publiées. Les Philippines sont un archipel qui compte un peu plus de 7 000 îles, la plus grande d’entre elles, Luçon abrite la capitale Manille, et elle est celle qui se rapproche le plus du territoire chinois. Lire le roman d’Elaine Castillo, ce fut une occasion de remarquer à quel point ce pays se démarque de ses voisins asiatiques, marqué par les différents colonisateurs qu’elle a subis de siècle en siècle.

Le roman est épais, il ne compte pas moins de cinq cents pages bien remplies. Si ce roman a été traduit depuis l’anglais, Elaine Castillo est, en effet, née aux Etats-Unis, ses racines philippines ont la part belle : non seulement le roman s’appuie sur des personnages philippins, qu’ils soient au pays, ou exilés aux Etats-Unis, il ne manque pas non plus d’y évoquer Les Philippines, son histoire, son folklore, ses dialectes, sa cuisine, sa construction sociale. Le texte en français est constellé de nombreuses répliques, laissées sciemment dans leur langue d’origine par l’auteure, le choix de ne pas les traduire, renforce cette omniprésence de la culture philippine originelle des protagonistes. À l’image des destinées de Paz, Pol et Hero, dont il est principalement question, le roman prend les amarres dans l’archipel asiatique, se poursuit et finit dans une banlieue de San Francisco, aux Etats-Unis, celle qui abrite cette communauté philippino-américaine : on y suit les déambulations de Paz et Pol, de Hero la nièce de ce dernier, depuis leur vie respective jusqu’à leur vie de famille dans un pavillon de banlieue. Paz est une jeune philippine à la peau claire, qui étudie d’arrache-pied dans son pays, pour devenir infirmière. Pol était un brillant chirurgien orthopédique, séducteur invétéré, issu d’une bonne famille, dans son pays. Ils se rencontrent à l’hôpital, se marient, et finissent par s’exiler aux Etats-Unis où ils deviennent parents d’une fille unique, Roni. Hero, la nièce de Pol, finira par les rejoindre un peu plus tard. 

Quoique très foisonnant de détails, de personnages, j’ai été passionnée par cette immersion dans la vie philippine, partagée entre la vie de la famille de Paz et celle de Poz d’abord, puis celle de Roni et celle de Hero : ces pages grâce auxquelles l’auteure s’attache à nous partager la complexité, les particularismes, le caractère son pays d’origine, cette mosaïque d’îles. Les deux familles représentent en Philippines un pan différent de sa société, le plus modeste par le biais de Paz, l’autre de meilleure condition par le biais de Pol. Et on y voit ces Philippines envahies par ces bases américaines, à l’influence indéniable relents colonisateurs espagnols et japonais, des négociants chinois, lors de la dictature de Marcos qui a mis en place la loi martiale. Un pays aussi morcelé géographiquement que déchiré par les milices populaires qui s’opposent au gouvernement en place. Si le couple avait une certain niveau de vie, une certaine classe sociale, aux Philippines, il n’en va pas de même dans leur nouveau pays d’adoption qui ne reconnaît pas leurs compétences et leurs diplômes. C’est une autre vie, celle des minorités invisibilisées, c’est un autre ordre ou la renommée de la famille de Pol n’a plus aucune incidence, d’une famille qui doit trouver son identité loin des Philippines, les parents exilés qui ont abandonné beaucoup en s’installant ailleurs, une fille américaine fruit de cet exile, à la double culture, et la nièce sans-papiers, rescapée des conflits politiques de son pays.

C’est un beau roman sur ceux pour qui l’exil était la seule voie de la survie, la fuite d’un pays qui ne leur offrait aucune perspective d’avenir, sur la double-culture qui définit ces minorités américaines, qui vivent bien souvent entre eux, entretenus par le souvenir d’un pays et d’un passé auxquels ils resteront toujours intimement attachés, des dialectes, des coutumes, qui fabriquent comme un lien de parenté entre des personnes qui vivent entre deux mondes. Car si leur vie se déroule effectivement aux Etats-Unis, celle d’un avenir ailleurs que sur les bords de route à vendre, le récit est ponctué de flash-back au passé philippins, ponctué de ses conflits. C’est un récit qui se déroule sur la dualité d’une vie présente dans un pays qui leur offre la seule chance de vivre correctement et d’une vie passée au sein d’un pays qui était le leur, mais dont certains, Paz en premier, ne pouvaient vivre qu’en marge. On vogue constamment entre cette nostalgie du pays, composée de cette culture culinaire, dans cette diversité langagière, tagalog, pangasinan, ilocano, qu’ils entretiennent au sein de cette vie communautaire, et le fait de bénéficier un emploi, de pouvoir offrir un avenir à leur fille, née sur le sol américain, à force d’heures supplémentaires et sous-payées. Ce livre est composé de longs chapitres, où dans chacun d’entre eux il y a une anecdote en apparence banale, mais qui ouvre une brèche sur un passé philippin, des tranches d’histoire, personnelle et historique, entremêlées. Le reproche que je ferais, ce sont ces quelques longueurs à mi-récit, notamment sur ces scènes de vie de Hero, accentuées par une certaine redondance : vu l’épaisseur du roman en général, et la richesse du récit en particulier, il me semble que certaines pages étaient loin d’être nécessaires.


De ton côté, tu viens d’avoir vingt-neuf ans, ton accent ne s’est toujours pas envolé, et tu commences à comprendre ce que ça veut dire, de se trimbaler avec le poids de ton héritage, avec ce passé qui te colle aux basques. Traîner son vécu derrière soi, ça veut dire que tu auras beau aller aussi loin que tu voudras, tu auras beau vivre dans tout un tas de pays différents, il restera toujours certains lieux en toi que tu ne quitteras jamais.

C’est un premier roman très riche, extrêmement foisonnant et précis, avec ses défauts, longueurs et quelquefois brouillons, mais qui a la qualité de nous présenter l’une de ces minorités qui font du peuple américain, un peuple composite et mixte, sa richesse, n’en déplaise au Canard orange américain. J’aime beaucoup, également, le titre en version originale America Is Not the Heart qui porte si justement et si simplement cette essence et existence duales de ce qu’on l’appelle minorités.

“Baggage means no matter how far you go, no matter how many times you immigrate, there are countries in you you’ll never leave.“

Quoi qu’il en soit, seul compte le présent – et à présent, il est à tes côtés, toi qui essaies tant bien que mal de donner naissance à cet enfant dont tu rêvais, à te vider de ton sang, à jurer en pangasinan avec, comme si ça ne suffisait pas, ta fille qui n’arrive bientôt plus à respirer, parce que le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou. Sans plus tarder, les médecins passent à l’action ; on t’assomme d’anesthésiants, un coup de scalpel pour la faire sortir, en quelques minutes, voilà que c’est plié. Vivantes. Tu es en vie. Elle est en vie.

Durant toute son enfance, tu ne pourras pas t’empêcher de le répéter à ta fille tout le temps : si elle avait dû naître aux Philippines, vous y seriez restées toutes les deux. Elle grandira en sachant bien que la seule chose qui explique qu’elle soit encore en vie, c’est qu’elle est née en Amérique – quoiqu’elle ne semble pas en aimer davantage son pays pour autant. Mais bon, elle n’est pas obligée de l’aimer, puisque c’est le sien.

Quand tu l’observes, durant ses tout premiers instants, une chose te saute aux yeux surtout : ce qu’elle n’a pas. Une voie toute tracée. Tu sais ce que c’est que d’avoir son destin écrit à l’avance ; tu sais aussi ce que c’est, que d’échapper à son propre sort. Celle-là, elle ne vendra pas de chico au bord de la route nationale. Celle-là, elle ne verra pas une bouche édentée dans le miroir tous les soirs. Quant à aimer ou ne pas aimer l’Amérique, d’autres peuvent bien s’en soucier. Pour toi, aimer est un synonyme de survivre. Tout le reste, c’est une histoire dont tu ne seras pas l’héroïne.

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