Enfin libre !

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Lea Ypi est née en Albanie, le plus fermé et le plus stalinien des États satellites de l’Union soviétique en Europe. Ses parents, assoiffés de liberté, ont épousé la cause de la démocratisation dès la chute du régime honni. Aujourd’hui, Lea Ypi enseigne le marxisme dans une prestigieuse faculté de Londres.

Les jalons de ce parcours inattendu sont posés dès l’enfance. Dans une passionnante autobiographie politique, écrite à hauteur d’enfant, l’autrice décrit son amour des pionniers et du leader Enver Hoxha, sa fascination pour les réclames sur la télé italienne captée clandestinement, les files d’attente devant les magasins, les premières cannettes de Coca et la relation pleine de complicité avec sa grand-mère, fille de pacha de Thessalonique qui lui enseigne le français. En 1990, tout bascule. Ses parents, délivrés de leurs « origines bourgeoises », s’engagent en politique. Mais très vite, c’est l’ébranlement de tout un pays sous le choc néo-libéral. Rien n’est plus comme avant. Les usines ferment, tous cherchent à rejoindre l’Italie, les fusils font la loi. La jeune fille est prise dans un tourbillon politique qui est aussi un vacillement intime : qu’est-ce qu’être libre ?

Lea Ypi

336 p.

Editions du Seuil

Free: Coming of Age at the End of History, 2021

Une traduction de Emmanuelle et Philippe Aronson.

Ma Note

Note : 5 sur 5.

Mon pays avait été, m’apprirent-ils, une prison à ciel ouvert pendant près d’un demi-siècle.

Nous remercions The Guardian, grâce aux critiques et recommandations littéraires duquel nous n’aurions peut-être pas eu ce récit traduit et publié en France par les Éditions du SeuilLea Ypi propose sa toute première œuvre, qui n’est rien d’autre que le récit de sa vie dans le pays qui l’a vu naître puis grandir, l’Albanie. Peut-être le pays d’Europe le plus discret, guère familier à nos yeux d’européens si ce n’est pour être le voisin de la Grèce, ou en tout cas pour avoir été celui qui fut pris en étaux dans la dictature la plus dure de l’Europe. C’est un témoignage que j’avais ainsi très envie de lire, d’avoir enfin une vue sur ce pays qui apparaît très peu dans le fil de nos informations quotidiennes, dont la littérature reste assez confidentielle en dehors d‘Ismaïl Kadaré, qui le représente avec honneur. Lea Ypi vit désormais à Londres depuis qu’elle a fui son pays, c’est de là-bas qu’elle a remonté le fil de son passé, avec sa vision et acuité d’adulte et le recul des kilomètres et des années.

Je me suis plongée dans une société totalement opaque, dont les noms des principaux et récents gouvernants me sont aussi inconnus que son histoire, à savoir Enver Hoxha président de la République populaire d’Albanie jusqu’en 1990, et le roi Zog 1er, les principaux cités : le fait de savoir que cette dictature s’est détachée de l’URSS, et de son communisme trop laxiste pour son dirigeant refusant la déstalinisation de 1956, pour se rapprocher de la Chine et de son régime, m’a longtemps interrogée. Lea Ypi apporte les réponses souhaitées, démystifie son pays et cette aura de mystère que lui conférait ce repli absolu sur soi du pays. Le couple de ses parents est une illustration parfaite du carcan imposé à chacun, broyé par le poids de ces lois, de ces interdits et obligations qui visaient à tout répertorier et hiérarchiser. Première chose qui m’ait marquée, c’est cette biographie, que Lea Ypi ne cesse d’évoquer, à laquelle se résume la vie de chaque Albanais : une sorte de casier judiciaire en civile, ou de curriculum vitae, qui comptabilise les bons et mauvais points des citoyens, qui les maintient au bas de l’organigramme. Cette volonté de contrôle obsessionnel assez délirante donne un premier aperçu de la dictature balkanique. Les choses ne s’arrêtent évidemment pas là. L’auteure confie qu’elle s’est véritablement rendu compte de l’ampleur de l’épaisseur des barreaux qui les tenaient étroitement prisonnier à la chute du régime. Les langues se délient, en premier lieu celles de sa famille, ses parents et sa grand-mère qui loge avec eux. Les dernières traces de la comédie qu’ils ont jouée, pendant des années, s’effacent à la lumière d’une liberté aussi nouvelle qu’aveuglante, ils ne savent plus qu’en faire. Et il est effarant de constater à quel point ce pays s’est retranché sur lui-même, faisant de tous ses voisins, de ses anciens alliés – soviétiques, Chine – et du reste du monde, des ennemis de facto, reprochant aux uns et aux autres de pratiquer un capitalisme débridé et une inégalité flagrante ne faisant que diviser son peuple.

L’expérience des premières années de vie de Lea Ypi, qui sommes toutes ressemble à bien d’autres, constitue une véritable page d’histoire albanaise, essentiellement du XXe siècle puisque la véritable date de naissance de ce pays unifié date de 1912, lorsque Zog s’est autoproclamé roi des Albanais jusqu’à l’invasion des fascistes italiens en 1939, la libération du pays en 1944. La lignée familiale de Lea Ypi est un parfait exemple de l’évolution de l’histoire albanaise, de ceux qui sont particulièrement surveillés, car filles et fils de dissidents, une grand-mère grecque d’origine, pur héritage d’une famille jadis puissante et pourtant très progressiste, un père pétri d’idéologie socialiste et un aïeul ancien Premier ministre collaborateur. Cette grand-mère est à la fois touchante dans l’aide qu’elle apporte à sa petite-fille et admirable, ayant appris le français dans sa jeunesse au lycée français de Thessalonique, elle l’utilise comme un outil de résistance, une bulle de liberté qu’elle s’accorde au milieu des exigences de la dictature. Le récit de la fille que l’auteure était rend compte de tous ces silences et mensonges qui ont été le ciment de son enfance, qu’ils viennent de sa propre famille, dans un élan protecteur, figée dans la terreur de devenir opposants au régime, ou par l’institution scolaire, figée, quant à elle, dans des élans propagandistes les plus éhontés qu’ils soient. C’est particulièrement notable lorsque la jeune Lea est confrontée aux quelques touristes qui osent s’aventurer dans ce coin des Balkans, qui n’auraient pas été considérés avec plus d’antipathie que s’ils étaient arrivés de Neptune, et le chewing-gum et le coca comme des objets presque sataniques par les autorités, mais tellement attirants pour ces enfants, autant que pour les adultes.

À l’école, on nous apprenait à ne pas interagir avec les gens qui étaient différents de nous. On nous conseillait de changer de direction si l’on tombait par hasard sur des touristes et de ne jamais en aucun cas accepter quoi que ce soit de leur part, en particulier du chewing-gum. « Et surtout, faites attention aux touristes qui ont du chewing-gum », insistait notre maîtresse Nora.

Il est saisissant de constater à quel point le régime albanais a pu gommer l’identité de son peuple, où chaque citoyen se doit d’avoir une biographie aussi exhaustive qu’une liste de courses le premier du mois, et notamment à travers la religion, que les Albanais se réapproprient après la chute du gouvernement : Lea redevient musulmane, se réapproprie le passé familial aux racines multiculturelles – tout ce que l’Albanie des années de fer abhorrait – et s’autorise à vivre au-delà des attentes des uns, des autres, codifiées, écrites par avance. Cette chute est en réalité une libération, des esprits, de la parole et pour les parents de Lea, le temps d’une séparation. La réalité alternative qu’avait construite pierre après pierre la dictature de Hoxha s’effondre, les illusions aussi, si certains restent en Albanie, d’autres prennent la mer pour rejoindre l’Italie, la voie principale vers un avenir qui fera de Lea Ypi un professeur dans un pays de cet ouest, longtemps décrié par la défunte dictature, et dont elle a adopté la langue, puisque c’est en anglais qu’elle a posé son récit par écrit.

L’auteure conclut son récit en évoquant l’idéologie qui a ruiné la première partie de sa vie, et contraint à fuir définitivement son pays en bateau, et qu’elle s’attache à recadrer lors de ses cours à l’université. De sa propre expérience du communisme, elle rend compte, et à juste titre, du fossé qui la sépare de ces militants qui s’appuient sur des figures mortes pour ériger leur idéologie du socialisme en étendard, totalement dévoyée pour elle qui l’a vécu pendant douze ans. Une part d’elle-même à démystifier ce que ces révolutionnaires en carton ne considèrent comme une dérive alors même que d’autres ont succombé aux mêmes dérives lorsque la tentation du marxisme s’est concrétisée.

J’avais grandi en croyant que ma famille partageait mon enthousiasme pour le Parti, mon envie de servir le pays, mon mépris pour nos ennemis et mon inquiétude parce que nous n’avions pas de héros à commémorer. Cette fois, j’avais le sentiment que c’était différent. Mes questions sur la politique, le pays, les manifestations et ce qui se passait ne recevaient que des réponses succinctes et évasives. Je voulais savoir pourquoi tout le monde exigeait d’être libre alors que nous nous trouvions déjà dans le pays le plus libre qui fût, comme le disait toujours notre maîtresse Nora. Lorsque je mentionnais son nom à la maison, mes parents levaient les yeux au ciel. Je commençai à me dire qu’ils n’étaient pas les mieux placés pour me répondre et que je ne pouvais plus leur faire confiance. Non seulement mes questions sur le pays demeuraient sans réponse, mais je me demandais aussi désormais dans quel genre de famille j’étais née. Je doutais d’eux et ce faisant découvrir que la perception que j’avais de moi-même commençait à m’échapper.

J’ai conscience aujourd’hui d’une chose que je ne comprenais pas clairement à l’époque : les schémas qui façonnaient mon enfance, ces lois invisibles qui structuraient ma vie, ma vision de ceux dont les jugements m’aidaient à comprendre le monde – tout cela changea à jamais en décembre 1990. Il serait exagéré de suggérer que le jour où j’enlaçai Staline fut le jour où je devins adulte, le jour où je compris que c’était à moi de donner un sens à ma propre existence. Mais il ne serait pas excessif de dire que ce fut le jour où je perdis mon innocence. Pour la première fois je commençai à croire que la liberté et la démocratie n’étaient pas une réalité dans laquelle nous vivions, mais une mystérieuse vérité à venir dont j’ignorais presque tout.

D’autres auteurs albanais…

Métamorphose d’une capitale met en scène les changements sociétaux soudains et définitifs qu’a vécus ces dernières années la société albanaise.

L’auteur, qui jamais ne se départit de son humour noir, entraîne son lecteur dans une tourmente d’événements qui semblent survenir au moment où nous lisons. Les personnages de cette histoire semblent si bien nous connaître, que le lecteur se demande s’ils ne sont pas des « Moi » déguisés. Les enjeux qu’il dévoile, son réalisme « à la Tchekhov », son ironie impitoyable, sa mise en perspective de l’aliénation et du faux-semblant allié au style si particulier de franc-tireur de Ylljet Aliçka, font de ce roman la meilleure de toutes les publications de la littérature post-dictature, la peinture d’une époque qui produit tant d’antihéros qui seront défaits par le grotesque de leur existence. Oui, oui, cela se manifeste ici dans un sourire désespéré.

Dans l’Albanie de la fin des années 1970, Olta voit son quotidien bousculé par la disparition soudaine et inexplicable de son père. Chacune à sa manière, la fillette et sa mère Veronika affrontent le mystère de cette absence. Veronika, femme aussi belle que peu sûre d’elle, échafaude mille scénarios d’adultères.

Olta, confidente forcée et souffre-douleur de sa mère, rêve de liberté. Elle tente de se tenir à distance du drame et porte un regard souriant sur le monde des adultes, sur ce pays qui vénère la Chine communiste avant de la rejeter comme il a rejeté précédemment la tutelle soviétique, sur la vitalité d’un peuple que la dictature ne parvient pas à juguler.

Tout en nous offrant une chronique acidulée de l’Albanie d’avant la chute du Mur, la jeune Olta découvre de son côté, avec une fausse candeur, le monde du désir et de la sensualité.

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