Fleishman a des ennuis

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Toby et Rachel Fleishman sont séparés, ils viennent de prendre la décision de divorcer. Très amer et rancunier envers celle qui s’apprête à sortir de sa vie, Toby se tourne alors vers des sites de rencontre en ligne et entame des relations de une heure, un jour, une semaine ou un mois avec une toute une multitude de femmes, lorsqu’il n’a pas la garde de ses enfants chez lui. Les choses tournent mal lorsque Rachel manque de récupérer ses enfants chez leur père et qu’elle s’avère être injoignable pendant des semaines. La colère de Fleishman tourne en un ressentiment profond envers celle qu’il accuse de tous les maux. Il en profite pour reprendre contact avec ses deux amis dont il s’était éloigner pendant son mariage, qui n’hésitent pas à l’épauler dans la vie décousue qu’il mène tambour battant, pendant que Rachel est aux abonnées absentes.

Taffy Brodesser-Akner

604 p.

Editions J’ai Lu

Fleishman is in trouble, 2019

Ma Note

Note : 3 sur 5.

Il y a des titres dont on saisit difficilement le sens, encore plus ses non-dits et connotations, qu’y a investi l’auteure qu’une fois la lecture terminée ou presque et c’est le cas de ce roman. J’en ai pris toute la mesure après avoir dépassé la moitié, même les deux tiers du récit. Je pensais à tort que ce serait une vague histoire de couple d’une classe aisée de New-York, lui médecin, elle à la tête d’une agence qui réussit plutôt bien. Deux enfants en commun, des « différents irréconciliables » comme on dit. Rien de bien excitant en soi. Ce roman va bien au-delà de la simple histoire de divorce.

La focalisation est surprenante : elle se fait en grande partie sous la focalisation interne de Toby Fleishman, mais par la voix de son amie. En partie largement minoritaire et reléguée en fin de roman, sous focalisation interne de Rachel, sa femme, toujours à travers le prisme de cette même amie. L’incipit dévoile un Toby et une Rachel fraîchement séparés, les relations entre eux sont tendues. On commence donc à cerner la situation, la vie de couple, les antagonismes qui les opposent, Rachel sous l’œil pour le moins critique et rancunier, de Toby. Ce dernier s’occupe de ses enfants avec abnégation, de ses patients avec autant de soin, de son couple, sans jamais faiblir. Toby, qui a longtemps été complexé par sa petite taille et son surpoids, devient depuis sa séparation le tombeur de ces dames. Toby est bon mari, bon médecin, bon ami, bonne personne. Encore plus d’ailleurs à partir du jour ou Rachel ne vient pas récupérer ses enfants : à partir de là Toby se remémore sa vie avec Rachel, leur rencontre, les sacrifices et concessions qu’il n’a cessées de faire le temps de leur vie ensemble, dont il abreuve avec moult détails son lecteur. Quel saint ce Toby, il se retrouve seul à devoir gérer enfants, travail et une vie sexuelle renaissante alors que l’insouciante et l’irresponsable Rachel mène sa vie égoïstement de son côté.

On s’émeut, on pleure presque, avec Toby, on le plaint, on compatit, on voudrait le consoler, le rassurer pendant trois cents bonnes pages. On a même envie d’y aller de notre critique sur Rachel d’une seule voix avec lui, on irait même jusqu’à témoigner pour lui devant le jaf ou son équivalent américain de son dévouement plein et entier à sa famille. La focalisation interne ne nous laisse pas d’autre choix à vrai dire. Le bon, le beau, le brave Toby nous inonde de son désespoir. Puis l’amie reprend sa voix et du recul par la même occasion. Là, on commence à apercevoir autre chose que le sempiternel ton tantôt plaintif tantôt coléreux de Fleishman. Un véritable lavage de cerveau que ces premières centaines de pages pour un livre qui en compte tout de même près de six cents.

Peu à peu, à travers le regard pourtant bienveillant de son amie, la narratrice, on découvre un Toby Fleishman sous un jour différent : un homme très centré sur lui-même, peu à l’écoute d’autrui, encore moins de ses proches, c’est un portrait d’égoïste qui se dessine peu à peu, celui d’un homme uniquement centré sur ses propres besoins et désirs, faisant fi de ceux de son amie tout d’abord, et plus grave, de ceux de sa femme. Parce que l’on se met à considérer la réalité sous le regard de Rachel, on y découvre une femme tout autre que celle que son époux décrivait et surtout voyait.

On finit par découvrir la vie de Rachel sous le point de vue de Rachel en dernière partie de roman. C’est ce twist qui donne un autre relief au roman, impression que l’on avait commencé à percevoir à travers la mise à distance de Toby et de sa focalisation. On y découvre une jeune orpheline touchante, qui a vécu dans l’ombre de l’indifférence de sa grand-mère et du dénuement, et qui n’a cherché qu’à se faire une place au soleil pour rattraper le manque de son enfance et adolescence. On y découvre une mère maladroite et ignorante, mais aimante et attentive. On y découvre une femme victime de violence médicale qui n’est reconnue par personne, son mari encore moins. C’est un procédé somme tout assez ingénieux d’entretenir cette image de mari idéal et bafoué puis de l’inverser en celle d’un petit homme égoïste et imbu de sa personne, déplaisant, antipathique et ridicule. Cette image a tellement été soigneusement cultivée au fil de ces deux ou trois cents pages qu’elle a été ancrée comme telle, en vérité, absolue dans mon imaginaire de lectrice.

Toby s’étendit sur son lit et fixa le plafond pourri et taché. Au muséum, ils avaient assisté à une séance du planétarium où était passé en revue tout ce que les scientifiques ignoraient encore de l’Univers. La voix qui résonnait sous le dôme leur parla de matière noire, une substance dont personne ne savait rien, mais qui semblait fixer chaque objet stellaire à sa place par une sorte de rythme qui les liait tous. On peut voir les objets célestes, mais on ne peut pas voir la matière noire. La matière noire est un mystère, pourtant tout dépend d’elle : on ne la voit pas, mais c’est elle qui met tout en mouvement.

« C’était quoi, ton moment préféré, papa ? demanda Solly quand ils sortirent.

– J’ai bien aimée l’idée que quand on est dans l’espace, on a l’impression d’être au centre de l’Univers. Ca me parle beaucoup.

Fleishman a des ennuis, et en réalité l’auteure s’en moque, ironiquement, caustiquement, éperdument. Les deux époux Fleishman ont chacun leur propre ennui et l’intitulé du titre est rédigé de telle façon à ce qu’il désigne l’épouse Fleishman. Mais on a été formaté à penser qu’il s’agissait uniquement de Monsieur, pourquoi penserait-on que Madame est confrontée à des évènements qui la dépasse – et pas des moindres ! Aucun doute, le procédé est adroit et subtile, il fait son effet. Ce roman féministe est l’un des plus efficaces qui m’ait été donné de lire : pas aussi naïf qu’il n’y parait, le retournement de situation inauguré par ce changement de point de vue, accentue la position victimaire dans laquelle s’est volontiers placé le mari délaissé en pointant un doigt invisible et accusateur sur son égoïsme et son aveuglement face à ses privilèges, que sa femme, de son côté, s’est battue depuis le début de sa vie pour les gagner, un à un.

Mon avis n’a cessé d’évoluer au fil de ma lecture, on pourrait peut-être reprocher la longueur un peu excessive de la partie consacrée à notre cher Toby Fleishman, j’imagine que justement cet excès a été fait à dessin pour mieux en illustrer son égoïsme. C’est un premier roman très réussi, selon moi la fin laisse présager une suite, qui, si elle existait un jour, je lirais sans hésiter.

Les hommes n’avaient pas de problèmes concomitants à leur sexe. Ils n’avaient pas peur de paraître illégitimes. Ils n’avaient rencontré aucun obstacle. Ils étaient nés en sachant qu’ils avaient leur place dans le monde, et à chaque tournant de la vie, on les confortait dans cette certitude, au cas où ils l’auraient oubliée. Mais ils ne cessaient pas pour autant d’être créatifs, d’êtres humains, aussi s’attachaient-ils à diverses problématiques dans un pur élan artistique. Leurs problèmes n’en étaient pas. Ils n’avaient pas à lutter pour définir leur identité, ils n’avaient pas à craindre pour leur santé ou leur situation financière. Cela leur permettait de toucher à la nature de leur âme, à la nature même de l’âme humaine – toucher à la blessure qui se cachait sous les contingences et les combats du quotidien.

Je pouvais les écouter pendant des heures. Quand on ne pose pas beaucoup de questions et qu’on laisse quelqu’un parler, il finit toujours par vous dire ce qui lui passe vraiment par la tête. Dans ces monologues, je retrouvais mes propres griefs envers l’existence. Ils se sentaient exclus de la même façon que je me sentais exclue. Ils se sentaient ignorés de la même façon que je me sentais ignorée. Ils avaient l’impression d’avoir échoué. Ils avaient des regrets. Ils manquaient d’assurance. Ils s’inquiétaient de ce qu’ils laisseraient derrière eux quand ils mourraient. Ils disaient toutes ces choses que je redoutais de dire à voix haute de peur de paraître mégalomaniaque, égocentrique, vaniteuse ou narcissique. Je calquais mon histoire sur la leur, comme dans ces livres de biologie ou l’on peut placer un transparent des muscles humains sur le dessin d’un squelette. Je traitais de mes problèmes à travers les leurs.

C’était là une grande leçon que j’avais tirée : la seule façon d’amener quelqu’un à écouter une femme, c’était de raconter son histoire par le biais d’un homme. Faites passer votre message sous couvert masculin, tel un soldat grec dans le Cheval de Troie, et les gens en auront quelque chose à foutre de vous.

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