Les dévastés

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La reconstitution de la mémoire et la parole donnée aux oubliés sont au coeur des Dévastés. C’est un roman choral aux portraits poignants de femmes ordinaires devant un événement extraordinaire : la terrible épuration qui suit l’arrivée au pouvoir des communistes, en 1944, et ses stigmates.

Trois femmes se retrouvent, un froid matin de février 1945, au bord de la fosse commune dans laquelle ont été jetés les corps des hommes qu’elles aimaient, et dont les destins se sont croisés dans une même cellule. Comme tant d’autres, ils ont été torturés, condamnés et sommairement exécutés, emportés par la rage révolutionnaire. Des décennies après, l’image de la fosse du cimetière de Sofia, où la neige tombe sans la recouvrir de sa blancheur continue de hanter les esprits…

Théodora Dimova

222 p.

Editions des Syrtes

Ma Note

Note : 4.5 sur 5.

La Bulgarie est un de ces pays des Balkans, dont la connaissance en France est encore assez confidentielle et c’est justement ce qui a attisé ma curiosité ces derniers mois. Je prends beaucoup de plaisir à en découvrir peu à peu la littérature : Après Kapka Kassabova aux Editions Marchialy et cette anthologie de poètes symbolistes bulgares traduite par Krasimir Kavaldjiev pour les Editions Le Soupirail, j’ai eu très envie de m’attaquer à l’une de ses œuvres de fiction à travers celle de Théodora Dimova, auteure publiée en France aux Editions des Syrtes. L’année dernière, je m’étais commandé Adriana, l’un de ses précédents titres, sans avoir pris le temps de le lire. Avec la sortie de ce roman, c’est justement l’occasion propice pour moi de m’immerger dans l’œuvre de Théodora Dimova.

Les Dévastés. Le titre donne d’emblée le ton : ce n’est pas sur les jours heureux de la Bulgarie que va se concentrer l’histoire, du moins pas totalement. C’est encore une page de la Seconde Guerre mondiale que j’ai découverte à travers cette histoire bulgare bien méconnue, par moi en tout cas. Si l’on se rappelle que le pays fut intégré au bloc de l’Est, il est moins connu que le pays fut également allié à l’Allemagne lors des deux guerres mondiales. C’est ainsi ce brusque changement de régime faisant suite à une « guerre d’un jour », ou une insurrection installera un régime favorable aux Soviétiques et ses conséquences sur trois familles bulgares, que se concentre Les Dévastés. Nikola et Raïna Todorov – écrivain, Mina Tomov et Ekaterina Zahkariev – prêtre, Boris et Viktoria Piperkov – industriel prospère. Si le nazisme fut une abomination, l’instauration du régime communisme n’est pas en reste en matière d’atrocités : ce sont trois récits, fictifs, qui forment un ensemble indissoluble, celui de l’histoire bulgare, et qui ont fait écho, dans ma mémoire de lectrice, à bien d’autres récits de victimes soviétiques du communisme.

Les échos que j’ai perçus ne se font pas uniquement en résonance avec d’autres œuvres annexes, mettant en scène des pays voisins qui ont subi la même violence du régime totalitaire, Théodora Dimova tisse des liens entre les trois drames qu’est devenue l’histoire de chaque famille. Elles se font écho sur de nombreux points, que le père de famille soit auteur ou chef d’entreprise. Ces récits sont truffés d’effets miroir qui ont pour résultat de donner davantage de force à l’ampleur des tragédies qui se sont jouées lors de la mise en place du nouveau régime. Si les familles sont dissemblables sur de nombreux points, on retrouve toujours cette nostalgie d’un passé révolu, paradisiaque, dans cette ville de Boliarovo, qui constitue l’un des pivots de ces histoires. Si Sofia la capitale endosse l’identité de la ville communiste, abrupte, triste, uniformisé, la pittoresque Boliarovo, fleurie, colorée, chatoyante, chaleureuse, nous ramène, à chaque fois, avec amertume dans ce bonheur perdu d’un passé, qui s’est définitivement éteint sous les estocades de l’épuration et de l’uniformisation communiste. Cette douce amertume se transmet très poétiquement par le goût de cette liqueur de griotte, motif récurrent, qui accorde cet ultime effluve, sucré, sirupeux, avant leur dissolution progressive au sein d’une grisaille soviétique morne et terne. Les allers et retours entre Boliarovo et Sofia se traduisent par un aller-retour entre présent et passé, puis futur, ou d’une manière ou d’une autre, chaque famille est amenée à se croiser, de façon providentielle et dans l’ignorance de l’existence des unes et des autres, sous l’œil curieux du lecteur. Et très habilement, en toute fin de roman, on se rend compte que l’auteure a fini par rejoindre tous les fils tissés pour en faire une toile complète, qui apporte certaines réponses à des questions laissées en suspens le long du récit, je pense ici à la question de l’avenir des enfants des couples, entre autre chose.

Ce sont les femmes qui s’expriment ici, celles qui font entendre leur voix intérieure, celles qui portent la mémoire familiale, car forcément, les hommes ne sont plus : happés par le régime qui arbitrairement raye d’un coup de crayon leur nom de la liste des citoyens sofiotes. Et le plus terrifiant, dans l’exercice de ce pouvoir despotique, sourd et aveugle, c’est justement la façon arbitraire dont il est exercé : Théodora Dimova démontre très bien qu’il n’est pas essentiel d’être un opposant aux régimes, pour que le couperet de la condamnation tombe, il suffit que l’un des préposés du régime ait une rancœur personnelle à expurger. Elle transmet la terreur que ce système insuffle à chaque instant de vie à des gens qui n’ont rien d’autre à se reprocher que d’avoir vécu, certes sous un régime nazi imposé, en tout cas bien loin du communisme. Il est frappant de constater à quel point le rôle de l’artiste a pu exacerber la haine ces petits miliciens, chefs de districts, la beauté de l’art devant céder devant la standardisation du communisme. Passer d’une logique individuelle à celle collective a mené au déni de l’individu, qui ne devient plus qu’une identité à effacer, à jeter au fond d’un trou, sans derniers honneurs : plus rien n’est sacré, certainement pas la vie humaine et le droit inaliénable de vivre, et encore moins les derniers sacrements, ceux qui font justement de l’homme, un être particulier, social, de mémoire. Cette façon terrible de jeter ces corps criblés par les balles dans un vague trou, sans considération, ni stèle, n’est pas sans rappeler d’autres massacres, et revient, à mes yeux, une façon de se condamner soi-même, bourreaux de toute envergure, à une société sans plus aucune valeur, déshumanisée, à la transformer en une coquille vide de tout.

C’est un texte éloquent, d’une précision redoutable et dense. Cette même densité est accentuée par sa forme, qui se présente sous l’aspect d’un seul bloc, où les dialogues sont totalement intégrés à la narration. Cela donne un récit très compact, mais absolument pas sibyllin, qui contribue peut-être à rendre pour le lecteur de façon plus authentique cette sensation d’oppression qui pèse sur les épaules de chacun des personnages du roman. Outre cette perspective historique qui se dessine à travers les destins filés de ces différentes femmes, dont les hommes semblent être dépourvus si ce n’est celui du raté et frustré qui se trouve une vocation de bourreau à la petite semaine, les différentes focalisations internes donnent une réelle dimension personnelle. Et l’écriture de Théodora Dimova, toute en nuance et en profondeur, donne une véritable consistance à ces histoires : c’est un réel plaisir de la lire ! Elle possède cet art de placer son récit à une dimension supérieure grâce à tous ces petits détails poétiques, ces passages sur la littérature ou la littérature, qui transcendent le simple utilitarisme socialiste.

Il aimait réciter Debelianov le soir pour vous endormir, c’est comme si je leur chantais une chanson, disait votre père, ils ne comprennent rien aux paroles, mais ils sont subjugués et se laissent dominer par la musique, leurs paupières commencent lentement à se fermer et ils se laissent emporter par le sommeil, comme si le rythme les hypnotisait et les ensorcelait. Debelianov est un lingot d’or original, disait votre père avec adoration. Comme je voudrais vous retranscrire tous ses mots, mes enfants, toutes ses pensées, son état d’esprit fondé sur la pureté, la foi et cette ineffable grâce qui gravitait autour de lui. Il venait d’ailleurs, annonciateur d’un autre genre humain, plus noble, mes enfants. Sa présence suffisait, à elle seule elle était la mesure, le critère de tout.

C’est un beau roman qui retrace l’histoire d’un pays peu connu à travers les drames de destinées individuelles, Théodora démonte parfaitement les mécanismes d’un pouvoir à peine installé, qu’il est déjà perverti par les rancunes individuelles de ses officiers qui se retrouvent soudainement omnipotents, et qui par la violence avec laquelle il s’exerce, met à mal toute forme d’humanité : si c’est un pouvoir soi-disant populaire qui s’est mis en place et qui prône le collectivisme pour le bien de chacun, en revanche jamais l’individualisme n’a été à son paroxysme, favorisant la délation, instaurant la méfiance de son voisin, de son ami, de sa famille.

Ce roman très fort, autant par le sujet qu’il traite – une page de l’histoire bulgare à travers les existences fracassées de trois familles sofiotes – et la façon dont il le traite – circonspection, délicatesse alliée à la puissance – est à mon avis l’un des titres à retenir pour cette année qui commence à peine, et son auteure Théodora Dimova, m’apparaît comme une voix littéraire à lire davantage. Merci, les Éditions des Syrtes !

Je suis Metodi Jeliazkov, honorablissime. Directeur adjoint du Service de la milice populaire, chargé des interrogatoires des détenus lors des enquêtes. L’expression qui s’inscrit sur ton visage ne me plaît pas du tout, mon biquet. On dirait que tu veux me montrer quelque chose, hein ! Regarde-moi dans les yeux quand je te parle, dans les yeux ! a tout à coup hurlé Metodi Jeliazkov. On dirait que tu ne te rends pas encore compte de la situation dans laquelle tu te trouves, espèce de littérateur bohème. Sais-tu que dans la cellule dans laquelle on va te conduire tu ne seras plus du tout la célébrité littéraire petite-bourgeoise que tu as coutume de te considérer être, mon biquet ! On dirait bien que tu vas te dénuder totalement de ta gloire parce que, dans la cellule, elle ne te servira à rien, pitoyable rebut littéraire ! Oui je comprends maintenant que mon nom ne te parle pas, n’est-ce pas, honorablissime monsieur Todorov ? Au contraire, il me parle, as-tu répondu de la manière la plus inattendue, Nikola. Je me rappelle très bien que pour presque chacun des numéros vous m’envoyiez vos récits. Je les lisais, les rédacteurs aussi, monsieur Jeliazkov. Mais ils devenaient de plus en plus idéologiques et tournés vers la propagande. Ils célébraient le pouvoir soviétique et la révolution. Il y avait des publications de gauche, comme Pogled, Zaria, Zvezda, qui éditaient ce genre de récits. L’ambition de notre Cercle 19 était de faire entendre une authentique littérarité dans notre littérature. Vos récits n’en faisaient pas partie, monsieur Jeliazkov.

✧ Retrouvez également Théodora Dimova chez :

✘ Eva et Patrice, sur le blog Et si on bouquinait, avec Mères son deuxième roman.

✘ La chronique d‘Ally lit des livres de Les Dévastés

La rentrée d’hiver 2022 des Editions des Syrtes, c’est aussi

Dans le bref roman qu’est Le Bourg d’Okourov, c’est la vie dans la Russie provinciale qui est la cible de la plume acerbe de Maxime Gorki. Cette petite ville imaginaire, pensée par l’écrivain comme un creuset pour y placer ses personnages et en examiner le destin tragique, est partagée en deux par la rivière Poutanitsa : d’un côté les riches commerçants, les bourgeois et les notables, de l’autre, le faubourg où vivent les ouvriers et les humbles. 

Depuis toujours, les habitants s’observent, les pauvres envient les riches et les riches se méfient des pauvres. Le seul endroit où tous se côtoient est la maison close, le « Paradis de Felitsiata ». Mais, en 1905, l’atmosphère se charge petit à petit des idées de « liberté », de « réformes », et les faubouriens sont séduits par les perspectives de changement, ce qui n’est pas sans avoir des conséquences sur le paisible bourg d’Okourov. 

Soloviov et Larionov est le premier roman de Evgueni Vodolazkine, son quatrième livre traduit en français. On y retrouve déjà tout ce qui fait le succès de cet écrivain russe : une plume alerte et pleine d’humour, un style enlevé, une intrigue originale et plusieurs niveaux de lecture.

Soloviov est un jeune historien qui rédige une thèse sur la vie de Larionov. Il cherche à comprendre pourquoi ce général de l’Armée blanche, une fois tombé aux mains des Rouges, non seulement n’a pas été exécuté, mais a même reçu une pension des Soviétiques. Parti à Yalta sur les traces de son héros, Soloviov est précipité dans une cascade d’événements tous plus rocambolesques les uns que les autres. Mais, à peine le lecteur est-il tenté de croire que ce qui est relaté est véridique, ou inspiré de faits historiques réels, qu’il se heurte aux commentaires loufoques et aux notes pseudoscientifiques parsemés par l’auteur. Par cette sorte de mise en abîme, Vodolazkine réussit donc le tour de force d’égarer le lecteur entre réalité et fiction et de transformer son roman en un habile jeu historique et scientifique, le tout avec humour et une autodérision pleine de tendresse.

6 commentaires sur “Les dévastés

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  1. Voilà un billet enthousiaste et enthousiasmant ! Je me réjouis également de lire ce livre qui a l’air vraiment d’une grande richesse. Oui, le côté arbitraire dans la condamnation des gens (on retrouve finalement des vengeances personnelles et des dénonciations qui étaient aussi à l’oeuvre pendant la Seconde Guerre Mondiale) est toujours effrayant. Mon épouse avait beaucoup aimé le précédent livre de cette auteur, Mères, également paru aux éditions des Syrtes.

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  2. Merci pour ton retour ! Je suis allée lire le résumé de Mères, il a l’air effectivement très prometteur, je le lirai certainement un jour ! Pas tout de suite, parce qu’en tant que maman, il y a certaines choses qui me touchent davantage que d’autres. En attendant, j’irai lire l’avis de ton épouse 🙂

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